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20 novembre 2009 5 20 /11 /novembre /2009 10:34

 

 

 



Enfant, je me demandais souvent pourquoi les sapins ne perdaient pas leurs épines en automne et je n'étais jamais satisfaite des assertions que je lisais dans mes livres d'école et qui n'expliquaient rien. En grandissant, j'ai fureté de tous côtés pour trouver une réponse à cette énigme. Mes voyages m'ont permis de rencontrer bon nombre de conteurs et de vieillards instruits de toutes sortes de légendes qui, je le savais, disaient bien plus de vérités sur les mystères de la Nature que les sciences n'en donneraient jamais, mais aucune n'expliquait pourquoi les sapins ne perdaient pas leurs épines en automne.

Un jour de la fin du mois d'août, alors que je me promenais dans les Alpes en compagnie d'une de mes vieilles tantes avec laquelle je venais de renouer après des années de silence, je crus voir passer non loin de nous une jeune femme fort maigre et presque entièrement nue, qui semblait accablée par un chagrin immense.

Il m'apparut vite que j'avais été la victime d'une hallucination, car la vision s'effaça presque aussitôt. Je partageai néanmoins l'évènement avec ma grand-tante qui prit un air bien triste avant de me dire 'l'automne sera bientôt là'. Je lui demandai une explication. Nous nous assîmes sur une grosse racine et elle me raconta l'histoire qui allait répondre à l'interrogation qui avait hanté mon enfance.

 

A cette époque là, les saisons ne se suivaient pas avec la même régularité qu'aujourd'hui. Il faisait tantôt froid, tantôt chaud, mais aucun arbre ne perdait jamais ses feuilles, elles restaient accrochées aux branches jusqu'à ce que les nouvelles feuilles prêtes à les remplacer soient arrivées à maturité, alors, les anciennes se désintégraient sur place et tombaient, déjà presque à l'état de compost, au pied des arbres. Tout mourait et se renouvelait simultanément, sans cycle ni rigueur.

Une jeune fille, mi déesse, mi mortelle (mais cela n'a guère d'importance) vivait dans un village à l'orée de la forêt. La coutume voulait que l'on offre une robe à son élue. La jeune femme était très convoitée car elle était belle et douce et que son coeur était chaud.

 

Un premier soupirant lui offrit une robe, elle aima beaucoup ce garçon, mais il se détourna d'elle au bout de quelques mois parce qu'il était encore fort jeune et voulait partir à la découverte du monde. Sa tristesse fut telle qu'elle dut utiliser le tissu de sa robe pour sécher ses larmes, si bien qu'il ne resta plus sur elle que quelques haillons.

 

La tristesse passa, emportant avec elle un peu de la chaleur du coeur de la jeune femme.

 

Une seconde soupirante lui offrit une seconde robe qu'elle passa en-dessous des restes de la première. Elle l'aima beaucoup elle aussi, mais elle partit à son tour, lui préférant une occasion d'aller enseigner à l'étranger. Elle déchira des morceaux de cette deuxième robe pour sécher ses nouvelles larmes, plus amères, mais sensiblement moins abondantes. On la nomma bien vite la Princesse aux Haillons, bien qu'elle fut davantage déesse que princesse (mais cela n'a guère d'importance), car elle ne quittait pas ses deux robes déchirées, l'une pour l'amour d'un homme, l'autre pour l'amour d'une femme.

 

La tristesse passa, emportant avec elle un peu de la chaleur de son coeur. Son corps en revanche, couvert de plus d'étoffe, souffrait moins des hivers rudes.

 

Un troisième soupirant lui offrit une troisième robe qu'elle passa en-dessous des deux premières. Elle aima ce troisième homme avec force, mais il mourut de la main de l'époux de sa maîtresse qui l'avait découvert. Trahie, mais tout de même malheureuse, la Princesse aux Haillons déchira le bas de sa troisième robe pour sécher ses larmes. Juste le bas, car le chagrin était bien là, mais les larmes ne coulaient plus beaucoup.

 

La tristesse passa, emportant avec elle encore un peu de la chaleur de son coeur. Son corps résistait bien au froid maintenant et ce nouveau confort l'engourdissait autant qu'il la protégeait.

 

Une quatrième soupirante lui offrit une quatrième robe qu'elle passa en-dessous des trois précédentes. Bien qu'un peu lasse, elle aima cette autre femme, mais cette dernière la quitta pour l'époux de sa précédente rivale, celui-là même qui avait pourfendu son troisième amour. Une seule larme perla au coin de sa paupière et elle l’essuya d’un revers de manche.

La tristesse passa, laissant son cœur froid et son corps bien chaud sous la robe entière et les trois lambeaux.

 

La Princesse aux Haillons savait malheureusement bien ce que signifiaient une robe intacte et un corps chaud et prospère : elle ne pouvait plus aimer. Elle alla donc promener sa lassitude dans les bois, contemplant les arbres à feuilles toujours vertes et or et les arbres à épines toujours verts et fiers.

 

 

 


C’est alors que commença à importer le fait qu’elle fut mi-déesse, car comme elle ne souffrait ni de la faim, ni de la soif, comme ses forces ne faiblissaient pas et comme ses vêtements la protégeaient du froid,  elle aurait pu se promener une éternité dans ces bois. En réalité, elle ne s’y promena pas pendant une éternité, mais pendant un siècle, ce qui était tout de même terrible. Un matin, elle prit la résolution de se laisser ensevelir dans la végétation pour trouver le temps moins long et elle s’apprêtait à s’adosser à un tronc couvert de lierre quand elle entendit non loin de là les sanglots d’une jeune fille. Elle la trouva assise auprès d’un sapin, les joues écorchées et vêtue de haillons. Lorsqu’elle lui demanda ce qu’elle faisait là, la jeune fille lui répondit  « Ah ma Dame ! Je suis si malheureuse ! Mon amour est mort en voulant défendre notre maison contre les barbares. Ils ont brisé mes jambes et m’ont traînée jusqu’ici, au pied de ce sapin d’où je n’ai pas pu bouger. J’ai tant pleuré que j’ai utilisé toute ma robe pour sécher mes larmes. Voilà des jours entiers que je suis ici à mourir de froid et de chagrin. Mes larmes me brûlent tant que j’ai voulu les essuyer avec des épines de sapin car je n’ai rien d’autre, mais me voilà toute écorchée en plus. Et mon cœur me brûle encore davantage que mes larmes, il se consume tout entier... Mais ne me regardez pas ainsi ma Dame, car vous avez les yeux tout pareils à ceux de mon défunt amour et cela me tue ! »

Devant ce triste spectacle, la Princesse aux Haillons sentit la carapace de pierre qui avait enfermé son cœur se briser en mille morceaux. Elle ressentit alors pour la jeune fille un amour plus grand que tout ce qu’elle avait pu éprouver jusqu’ici et subitement terrifiée à l’idée de perdre ce petit être fragile au corps froid et au cœur brûlant, elle se dévêtit de ses propres haillons un à un pour en couvrir la malheureuse. Pendant des jours entiers, elle la soigna, la consola, la berça, mais malgré toutes ses attentions, la jeune fille mourut dans ses bras, glaciale et fiévreuse.

 

Au funeste moment où elle perdit son véritable amour, la Princesse aux Haillons (qui en réalité était une Déesse et c’est une information capitale) ne put se résoudre à dévêtir le petit corps brisé, mais elle aurait pourtant fait bon usage de tous les haillons et de toutes les robes du monde tant le flot de ses larmes ravageait ses joues. Comme elle était à moitié Déesse, elle ne pouvait mourir, mais comme elle avait un cœur à demi-humain, elle ne pouvait non plus se consoler. Elle n’était plus vêtue que de quelques fils et commença à déambuler, arrachant aux arbres toutes les feuilles qu’elle pouvait leur enlever pour essuyer ses larmes, tant et si bien que bientôt les arbres furent nus. Elle renonça vite aux épines des sapins qui entaillaient ses joues et se transforma en pierre pour passer le premier hiver. Les arbres étaient devenus de grands squelettes tristes et la Princesse aux Haillons (qui était en réalité la déesse de l’Automne) dut attendre que les arbres renaissent tous pour recommencer sa ronde et les effeuiller à nouveau, jetant derrière elle les lambeaux de feuilles, trempés de ses larmes.

 

Et c’est ainsi que je découvris pourquoi les sapins n’étaient jamais nus : parce que la Déesse de l’Automne, au cœur si chaud et au corps si froid, ne pouvait utiliser leurs épines pour venir à bout de ses larmes.




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2 septembre 2009 3 02 /09 /septembre /2009 06:55

 

 


Comme ils étaient jolis, les petits pains au sucre de Mélusine ! Leur croûte dorée parsemée de grains de sucre et leur mie qui fondait sous la langue les rendaient succulents. Tous les passants se pourléchaient devant son modeste étalage de bric et de broc et s’empressaient de venir les acheter quand ils étaient encore tout chauds. Mélusine, qui avait à peine quatorze ans, était orpheline. Elle préparait ses petits pains dans un coin du four du boulanger, qui le lui prêtait de bonne grâce tant elle était jolie et paraissait fragile derrière ses grands yeux noirs. Le boulanger lui louait aussi une petite pièce, davantage un placard en vérité, mais qui était très bien aménagé et qu’elle lui payait une misère. Il lui aurait bien permis de s’y installer sans rien lui demander en échange et avait un peu honte d’accepter l’argent qu’elle lui donnait, mais Mélusine tenait plus que tout à payer sa location. ‘Cela me donne l’impression d’avoir une vie normale’ lui avait-elle dit. ‘J’ai un travail, un chez moi, c’est plus qu’il n’en faut pour être heureux !’ Et heureuse, elle l’était ! Son petit commerce fonctionnait fort bien et elle ne manquait donc de rien. Il faut dire qu’elle se contentait de très peu, car peu de gens, adultes comme enfants, auraient accepté si modestes conditions de vie.


Tous les lundis matin, à la première heure, la première cliente de Mélusine était immanquablement la même jeune fille, qui s’offrait un petit pain au sucre sur le chemin du collège. Elle sortait toujours de sa poche une pleine poignée de piécettes et les déposait dans la main de Mélusine avec un grand sourire, avant de choisir le petit pain qu’elle emporterait, toujours le plus joli et le plus alléchant. Mélusine attendait le lundi matin avec impatience, car elle trouvait que cette jeune fille avait les plus beaux yeux du monde. Ils étaient bleu myosotis et la petite vendeuse était certaine qu’il s’agissait de la couleur des yeux des anges. Un jour, la jeune fille qui n’avait jamais encore prononcé un mot, se présenta : ‘je m’appelle Apolline, j’ai entendu dire que ton prénom était Mélusine, c’est bien ça ?’ Mélusine hocha la tête en rougissant un peu. ‘Tes petits pains sont délicieux, mais ils sont trop gros pour moi et je n’arrive jamais à les manger en entier. Je vois aussi que tu n’es pas très épaisse, voudrais-tu que nous les partagions ?’ Et elle insista tant que Mélusine finit par accepter, à la condition de n’en croquer qu’une bouchée. Ses petits pains étaient en forme d’œuf et un des bouts était plus petit que l’autre, il fut donc convenu que Mélusine croquerait dans ce morceau-là, avant qu’Apolline n’emporte le reste avec elle à l’école.


Apolline avait un soupirant du nom de Rupert. Il avait quinze ans et était très gâté par son père médecin qui ne lui refusait jamais rien, ce qui l’avait rendu très orgueilleux et exigeant. Il suivait tous les jours Apolline sur le chemin de l’école. Elle était gentille avec lui, mais il était très contrarié qu’elle refuse d’être son amoureuse. Tous les jours, il lui proposait de manger le petit pain qu’il achetait, mais Apolline qui avait compris qu’il essayait de la séduire avec des cadeaux refusait poliment, lui disant que les petits pains au sucre étaient meilleurs lorsque l’on avait économisé toute la semaine pour se les offrir. Et le lundi, alors que Rupert l’observait de loin, elle tendait immanquablement le petit quignon à Mélusine qui croquait dedans avec plaisir. Leurs deux regards étincelaient alors de joie.

Rupert, qui était très jaloux de Mélusine, voulut lui jouer un très mauvais tour. Il décida de voler une drogue dans l’armoire de son père et d’en injecter le lundi suivant une pleine seringue dans le petit côté du plus joli petit pain au sucre qu’aurait fait Mélusine.


Cette dernière voulait de son côté faire à Apolline la surprise de lui confectionner un très beau petit pain recouvert de sucre tout bleu, car elle savait que c’était sa couleur préférée. Elle demanda au boulanger comment il fallait s’y prendre pour colorer le sucre et se leva très tôt pour faire ce petit pain, le plus joli du monde et le plus appétissant. Le sucre était bleu myosotis et la croûte était dorée comme les beaux cheveux d’Apolline. Contente d’elle, elle posa le pain sur son étalage à côté des autres.


Rupert arriva en premier ce matin là et lui acheta un petit pain avec une grosse pièce. Alors qu’elle fouillait dans son tablier pour trouver la monnaie à lui rendre, il en profita pour injecter la drogue dans le petit quignon du pain au sucre bleu qui, il le savait, ne pouvait être que celui réservé à Apolline. Le produit qu’il avait pris dans l’armoire verrouillée de son père avait une bonne odeur d’amande et Rupert, qui ne s’y connaissait guère en sérums, avait jugé qu’il devrait être juste assez toxique pour rendre Mélusine malade. Il repartit très content de lui et alla se cacher pour observer de loin sa vengeance.


Lorsqu’Apolline vit le beau petit pain que Mélusine lui avait confectionné, elle poussa un cri d’émerveillement et posa un baiser sur ses lèvres roses pour la remercier. Mélusine devint très rouge et lui rendit un petit sourire tout intimidé. Comme à leur habitude, Mélusine prit la poignée de piécettes qu’Apolline lui tendait et cette dernière lui présenta le petit bout de son pain au sucre. Mélusine, encore très rouge, mordit dedans à belles dents sous le regard pétillant d’Apolline.


La couleur quitta instantanément les joues et les lèvres de Mélusine. Elle lança un regard très étrange en direction d’Apolline et tomba sur le trottoir, légère comme un fétu de paille. Le seul bruit fut celui des pièces qu’elle tenait encore dans sa main et qui en glissèrent pour aller rouler loin dans toutes les directions.

Nul à part Rupert ne sut jamais exactement ce qui était arrivé à Mélusine.


Il n’y eut plus jamais de petits pains au sucre et Apolline n’oublia jamais un instant Mélusine et la pleura beaucoup. Dix ans plus tard, elle refusa la demande en mariage de Rupert.


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29 août 2009 6 29 /08 /août /2009 05:09




Le Royaume était beau, bordé de toutes parts ici par une mer cristalline, là par une dentelle de monts enneigés, là encore par des vallées verdoyantes striées de rivières chantantes. Beau, il l’était trop et à l’instar de tout ce qui est beau à l’excès, il attirait toutes les convoitises jusqu’à engendrer la haine. Jamais on ne vit Roi plus menacé que celui qui avait l’heur et la malchance de régner sur celui-ci. S’il existe ici bas une seule personne qui ait pu témoigner de toutes les bassesses des hommes corrompus par la convoitise, c’est bien ce Roi-là. Son royaume n’était pas le seul exemple de chance à double tranchant dans la vie du Roi. La Nature lui avait donné un fils qui eût été parfait pour n’importe quelle autre famille mais qui représentait une catastrophe en devenir pour le trône d’un royaume comme celui-ci. La bonté, la douceur et la foi illimitée en l’Homme ne sont pas recommandées lorsque l’on se prépare à monter sur le trône et –vous l’aurez compris- en particulier lorsque l’on est destiné à ce trône précis. Le jeune Lyçandre faisait donc la désolation de son père autant que sa fierté : le Roi se félicitait d’avoir engendré pareille merveille, mais craignait (à raison) l’excessive pureté de l’âme de son fils qui ne manquerait pas de mener à son assassinat s’il ne renforçait pas un peu son caractère avant de prendre l’état en mains quand lui-même aurait rendu son dernier souffle. N’ignorant pas les inquiétudes de son père, mais croyant naïvement que la bonté portait toujours ses fruits et qu’il y avait du bon en chacun, Lyçandre demeurait tel que la nature l’avait fait sans jamais s’inquiéter de la tendresse de son caractère. Bonté et sottise parfois vont de pair, mais comment en formuler le reproche !? Le Roi avait essayé toutes les méthodes douces existantes sans obtenir le moindre résultat et même si la perspective d’user de fermeté avec son fils le répugnait, il était allé jusqu’à le sermonner durement plusieurs fois sans plus d’efficacité. Voyant qu’il était sur la dernière ligne de sa vie et que le jour où Lyçandre devrait s’asseoir sur son trône approchait, le Roi s’était résolu à faire appel à une des dernières fées qui vivait encore dans le Royaume pour qu’elle l’aidât à trouver une solution à l’handicapante douceur de sa progéniture.

La fée, qui était une vieille femme fort laide, ce qui était tout à fait inhabituel chez les créatures enchantées mais qui ajoutait encore à la sagesse qu‘on la soupçonnait de détenir, fut donc convoquée à venir s’entretenir avec le Roi et son fils. Prenant ce dernier à part, elle lui demanda ce qui le poussait à voir tant de bonté chez les autres, ce à quoi il lui répondit le plus simplement que tout le monde s’était toujours comporté de façon exquise avec lui. Il avait eu une enfance choyée, une adolescence heureuse et les premières années de son âge adulte n’avaient en rien différé. ‘Chaque personne, qu’il s’agisse d’un notable en visite ou d’un serviteur, est toujours d’une grande gentillesse avec moi. Je ne compte plus les sourires qui me sont si gracieusement offerts par tous ceux que je croise. Pourquoi irais-je douter de la bonté des hommes ?’ Entendant cette explication, la fée sut immédiatement quel serait le traitement qu’il lui faudrait infliger à Lyçandre et en fut consternée par avance, tant elle rechignait à faire le moindre mal à ce pauvre garçon. Après avoir obtenu du Roi la permission inconditionnelle de faire tout ce qu’il faudrait pour rendre service à son fils et au Royaume, la fée brandit sa baguette et, poussant un soupir désolé, elle métamorphosa Lyçandre, le plus beau garçon qui aie jamais foulé le sol du Royaume, le plus doux caractère et le plus tendre cœur, en une bête affreuse, velue, cornue et grimaçante. Le Roi, qui avait affronté nombre d’ennemis, qui avait versé le sang de beaucoup d’hommes, qui avait connu plus d’horreurs que nombre de personnes, crut défaillir à la vue de son fils ainsi transfiguré. ‘Ah ! Sorcière ! Qu’as-tu fait là ? Quel horrible sortilège, quand je ne te demandais que d’endurcir mon fils !’ Mais la fée ne répondit pas et, toujours tournée vers Lyçandre, lui dit : ‘Fils de Roi, ainsi je t’ai métamorphosé et ainsi tu demeureras jusqu’au jour où tu auras su rendre quelqu’un meilleur. Je reviendrai te voir le jour venu.’. Puis elle disparut comme savent si bien le faire les fées, laissant derrière elle parmi les traces de son cruel enchantement, confusion et peine.

Il fallut au Roi de nombreux jours pour comprendre les raisons du sortilège jeté par la fée et quand il en eût saisi la nature, il redoubla de tristesse : comment son fils parviendrait- il à rendre quelqu’un meilleur alors qu’il était incapable de voir le mal en qui que ce soit ? Lyçandre quant à lui était plongé dans le plus grand désarroi. Il ne comprenait pas de quel crime il s’était rendu coupable pour mériter pareille punition et bien sûr il ne voyait pas en quoi sa propre laideur pourrait lui faire ouvrir les yeux sur la ‘pénible réalité des Hommes’ contre laquelle on l’avait tant de fois mis en garde. Il se retira dans ses appartements et n’en sortit plus guère, ruminant jour après jour la tristesse de son sort et cherchant vainement au fond de sa mémoire le souvenir d’une personne qui lui semblait mériter d’être rendue meilleure. Mais les silhouettes s’effaçaient aussitôt qu’elles avaient pénétré son esprit. Les actes les plus pendables trouvaient toujours grâce à ses yeux, car toute son intelligence était entièrement dévolue à l’application de sa clémence et il trouvait des excuses à tous les travers dont il avait été témoin. Il rentrait toutefois de ses rares sorties avec un sentiment légèrement amer dont il n’avait jamais fait l’expérience auparavant et qui venait des regards nouveaux que l’on portait sur lui. Il avait beau dissimuler au maximum les traits les plus flagrants qui composaient sa laideur, sa silhouette n’en demeurait pas moins monstrueuse et la voix rauque dont il avait été affublé ne manquait pas de convaincre de fuir les seuls téméraires qui osaient s’adresser à lui. Les mois passèrent et Lyçandre sortait de moins en moins souvent, préférant la solitude au constat qu’il avait été amené à faire de la cruauté des gens. Malgré cela, il conservait au fond de son cœur une petite poche remplie d’excuses prêtes à l’emploi pour tous ceux qui manquaient désormais de tendresse à son égard : lui-même n’aurait-il pas réagi par la peur, le mépris et le recul en rencontrant une créature de semblable difformité ? Tant qu’il ne serait pas certain de répondre par la négative à cette question qu’il se posait, il avait décidé de ne pas en ressentir de rancœur.

Le temps que Lyçandre passait à repousser malgré lui l’issue de sa malédiction nuisait au Roi son père qui était tombé dans les griffes de divers maux et dans celles cruelles de la vieillesse, seule maladie que l’on ne peut guérir. Ce dernier était précipité dans la tombe par la triste vision de son fils qui n’en finissait pas d’être bon et clément malgré son abominable condition. Jamais belle âme ne causa tant de malheurs... La fée fut à nouveau convoquée un soir que le Roi s’était mis à saigner dans sa toux et que l’on craignait qu’il ne tienne pas la semaine. A peine eut-elle franchi les portes du château qu’elle se jeta sur Lyçandre pour le secouer avec vigueur : ‘ne vois-tu pas mon garçon que ton entêtement à ne pas voir le monde tel qu’il est coûte à ton père les dernières années de sa vie et précipite le Royaume vers sa perte ? Demain, tu sortiras du château le visage découvert et tu prendras le premier homme qui te semblera mauvais entre tes griffes. Tu le menaceras de le dévorer s’il n’accomplit pas pour toi une tâche dont voilà le détail. N’importe quel homme sera assez mauvais pour que la mission dont tu l’investiras suffise à le rendre meilleur. Je te donne également le contrôle des ombres, afin que tu puisses surveiller sa progression. Il le faut Lyçandre, il faut que tes yeux s’ouvrent ou tu enterreras ton père avant la prochaine lune pleine.’ Le jeune homme, terrifié par la colère de la vieille fée, ne trouva rien à répondre et hocha la tête sans vigueur. La fée disparut, lui laissant un morceau de parchemin sur lequel elle avait rédigé une note à propos de la tâche à accomplir. Parcourant la note des yeux, Lyçandre grogna. Il devait donc en être ainsi...

Le lendemain, après une nuit agitée sans guère de sommeil, Lyçandre hésita longuement devant le dossier de la chaise où était posée sa cape de velours noir. Il avait du mal à se soumettre à l’idée de devoir imposer la vision de sa laideur à de pauvres passants, mais la fée lui avait-elle laissé le choix? Faisant appel à toute la détermination qu’il pouvait rassembler, il détourna le regard et passa la porte avec un grognement (on ne devient pas bête sans en adopter certaines attitudes). Un soulagement pour lui, il était possible de s’approcher de la civilisation sans trop être à découvert: ses promenades solitaires jadis lui avaient donné une excellente connaissance des chemins les plus isolés et il n’eût pas trop de mal à atteindre la bordure du village sans être vu de qui que ce soit, en passant par les bois clairsemés du domaine. ‘Il me faut un bon poste d’observation’ songea-t-il, ‘duquel je pourrai choisir avec soin celui ou celle qui méritera le plus que j’y porte mon attention’, mais il se ravisa ‘ou du moins celui ou celle qui méritera le moins d’être laissé en paix par un monstre velu, cornu et...’ il réalisa soudain’...aigri par sa misérable condition‘. Le ressenti subit de cette aigreur lui donna à nouveau envie de pousser un grognement, qu’il ne put réprimer. Non loin de l‘endroit où il se trouvait caché de la vue des hommes par un fourré, une petite fille qui portait une corbeille de linge et l’avait entendu geindre partit en courant, semant derrière elle la moitié du contenu de son panier. ‘Voilà que je deviens la bête que je suis’ constata-t-il avec colère ‘cela doit cesser’. Et il observa avec détermination les alentours, cherchant un endroit d’où il pourrait observer sans être vu. A quelques pas de là, un gros arbres distribuait son épaisse ramure au-dessus d’un puits tari depuis toujours mais qui servait de banc aux promeneurs. Fort de la nouvelle habileté propre à son genre, Lyçandre alla rapidement se percher sur une des branches d’où il pouvait tout voir dans le plus parfait anonymat. De longues heures passèrent pendant lesquelles il ne vit qu’un couple gentillet, un bûcheron qui rentrait prendre sa collation, deux dames très âgées venues prendre un peu de soleil avec leurs travaux de couture et quelques enfants occupés à jouer. ‘Tous ces gens n’ont pas l’air d’être très méchants, ah! Quel affreux rôle on m’a demandé de jouer!’ Il allait perdre patience et changer de cachette lorsqu’il entendit les gémissements d’un homme qui arrivait de la forêt en compagnie d’un autre, l‘épaule chargée d‘une biche menue et inerte. Ils se rendaient au village, mais celui des deux qui ne parlait pas invita d’un geste son ami à s’asseoir un instant sur la margelle du vieux puits pour discuter encore un peu. ‘Il est mauvais, je te le dis! Le plus mauvais fils que l’on puisse imaginer. Un fainéant, une fillette, une honte pour toute la famille. Je ne sais plus que faire, sa mère le protège, mais je jurerais qu’il a décidé notre perte à tous. Il refuse de m’aider à ramener le gibier et à le préparer et il passe ses journées à vagabonder. Il nous dit qu’il va dans la forêt étudier les plantes, mais je n’en crois rien. Qu’apprend-t-on des plantes, je te le demande! Un fainéant. Et son regard est mauvais, il brille trop, il a le regard d‘un démon. ‘Trop gentil, trop intelligent’ me répète sa mère, trop poli pour être honnête si tu veux mon avis et rusé, ça oui, rusé pour échapper au travail et monter sa mère contre moi. Il fait l’agneau, tout doux, tout de sucre. Une fillette. Je ne lui fais pas confiance. Je vois clair dans son jeu! Des plantes! Ah mon pauvre ami, quelle chance tu as de n’avoir pas de fils. Je ne te souhaite jamais d’en avoir un qui porte les ténèbres dans ses yeux, fainéant et perfide de surcroît. Ah! Mais le voilà justement qui arrive de la forêt, partons! Il a sans doute lambiné, comme toujours, ce fainéant, tout pour ne pas venir tuer le gibier avec son père. Un lâche, un égoïste.’ Puis il se tut, signifiant à son compagnon d’un geste de la main qu’il devait en faire autant. Ils reprirent leur route, l’homme silencieux en tête, chargeant à son tour l’animal gisant sur son épaule. En effet, Lyçandre vit au loin la silhouette d’un grand garçon qui venait en direction du puits. A cette distance, il ne pouvait pas encore distinguer ses traits, mais il constata la forme anguleuse de ses épaules un peu hautes et sa démarche légère mais précise qui trahissait une bonne maîtrise du sol irrégulier des bois. Dans l’esprit de Lyçandre, le monologue du chasseur avait formé un espoir: ‘un fils qui est cause de tant de déception pour son père est forcément un mauvais homme: quelle aubaine! Voilà celui qui me libèrera de ma malédiction! Je serais bien malchanceux si je ne parvenais pas à le guérir de l’un de ses travers!’ Lyçandre, transporté par la vue nouvelle qui s’offrait à lui d’une issue, décida que ce serait ce jeune homme et nul autre qui le délivrerait. Sans se laisser le temps de changer d’avis, il descendit de quelques branches pour se tenir prêt à sauter au sol devant le fils du chasseur. Ce dernier était désormais caché à sa vue par le feuillage de l’arbre et il dut se fier à son ouïe pour espionner son approche. Quand il fut à peu près certain que le jeune homme se tenait tout près, il fit un bond spectaculaire et se retrouva au sol dans un silence surnaturel. Sa chute souleva les feuilles tout autour de lui et chacune retomba en virevoltant avec légèreté autour des jambes du jeune garçon. Lyçandre se releva prestement et d’un geste vif alla saisir sa gorge entre ses griffes. Il eut du mal à conserver l’air furieux qu’il voulait se donner quand il vit les traits de sa victime. La beauté n’irradiait pas du jeune visage, pas du moins la beauté que l’on prête d’un commun accord à d’autres, sans défauts ni irrégularités. Les creux de ses joues et ses arcades proéminentes lui donnaient un air de fausse maigreur. Il n’était certes pas épais, mais sa longue musculature dégageait une impression de puissance. Son nez semblait avoir été cassé, ses narines étaient fines et bien marquées, sa bouche très dessinée mais peu charnue était celle de quelqu’un qui parlait peu et riait rarement. Au fond de ses orbites toutes d’ombres, ses yeux en revanche avaient de quoi détourner bien vite l’attention du reste de son visage: une fine couronne d’or délimitait l’iris, dont l’intérieur différait peu en couleur et en contraste avec le blanc de l’œil. Deux pastilles d’une pâleur extrême, semblables à des galets d’ivoire posés au bord des eaux vertes d’un étang de montagne. Lyçandre crut qu’il était face à un aveugle et seule l’intense brillance des yeux remplis de peur qui le regardaient le convainquit du contraire.

Lyçandre frémit: il lui fallait se ressaisir au plus vite pour éviter que tout son plan ne tombât à l’eau. Il savait qu’il lui faudrait être très bon comédien pour menacer ce jeune homme-là et lui imposer son diktat, tant il semblait dépourvu de toute trace de méchanceté. Mauvais, il l’était pourtant sûrement: l’aversion du père pour son fils tenait lieu pour Lyçandre de garantie, car il ne pouvait concevoir une haine paternelle infondée. Mais il n’y a pas meilleur expert supposé en détection de vices que celui qui en a dans l’esprit, et il en voit partout, mais ce sont ses propres travers qui ajustent autrui à ses visions déformées. Et cela, le jeune cœur pur de Lyçandre ne savait pas le voir. Il ferma donc son esprit à toute pensée de clémence et rentra avec détermination dans son personnage.
‘Tu n’as pas de chance d’avoir croisé mon chemin! Donne-moi ta vie homme, j’ai faim et ta jeune chair pourrait bien me rassasier! Comment? Tu trembles? Aurais-tu peur? Je ne te ferai pas souffrir, tu n’auras pas le temps d’y penser une fois que j’aurai arraché ta tête de son support.’ Le garçon ne dit mot. Lyçandre approcha sa gueule salivante du cou de ce dernier et le renifla comme l’aurait fait un animal sauvage. Il répugnait à se comporter de la sorte, mais il le fallait. Les épaules du jeune homme dégageaient une odeur délicieuse de pin et de lavande que Lyçandre dut ignorer. ‘Ah mais je vois que tu es mal en chair, tu ferais un piètre repas pour mon appétit du jour. En revanche, je te vois bon messager, avec ces longues jambes et ce dos souple’. En disant cela, il appuyait son examen en promenant ses griffes acérées le long du dos du jeune homme. ‘Tu pourrais bien m’être utile. Quel est ton nom?’ Aucun son ne sortit de la gorge du garçon, dont les yeux restaient fixés sur l’hideux visage surmonté de cornes de Lyçandre. Ce dernier se sentit pour la première fois furieux de son apparence et c’est cette même fureur qui s’exprima lorsque, sans plus avoir besoin de jouer la comédie, il rugit ’PARLE! Je t’ai demandé ton nom!’ Disant cela, il avait planté deux de ses griffes dans l’épaule du jeune garçon qui laissa échapper dans un gémissement: ‘Paul, je m’appelle Paul mon seigneur. Je suis Paul, fils de Géraud, chasseur du village’. Sa voix était grave et claire, aussi singulière que l’étaient ses yeux d’eau dans leurs orbites de sable et elle adoucit immédiatement Lyçandre qui desserra son étreinte. ‘Veux-tu mourir maintenant Paul, ou veux-tu que je te laisse une chance d’échapper aujourd’hui à mon appétit en te confiant une mission que je ne peux accomplir seul?’ ‘Je ne veux pas mourir mon seigneur’ répondit Paul, tremblant des pieds à la tête et massant son épaule endolorie, ‘Non, je ne veux pas mourir’. ‘Tu n’as pas répondu: veux-tu me servir?’ ‘Non mon seigneur, je ne veux pas vous servir, mais si cela doit m’éviter de mourir aujourd’hui par votre griffe, alors oui, je vous obéirai’. ‘Bien, Paul, tu es sage. Tel que tu me vois, je ne peux quitter le royaume car un puissant sortilège me tient attaché à celui-ci. Il existe pourtant dans un royaume voisin, une sorcière qui possède un trésor que je convoite par-dessus tout: un petit sac dont le contenu de pièces d’or et de joyaux est inépuisable. Tu iras là-bas le chercher et me le rapporteras. Pour cela, tu supprimeras la sorcière s’il le faut et tu ne chercheras pas à fuir, tu ne chercheras pas de ruse pour m’échapper. Je te dévorerai à ton retour. Me comprends-tu?’ Paul, toujours silencieux, regardait Lyçandre avec terreur. Rassemblant tout son courage, il dit ‘Mais si vous voulez me dévorer quand même à mon retour, pourquoi devrais-je revenir ?’ Lyçandre ne répondit pas tout de suite et poursuivit : ‘Pour surveiller ta progression et te guider, je m’attacherai à ton ombre tout le jour et à celles que la Lune dessinera sur ton visage toute la nuit. Quand tu auras le trésor en mains, tu pourras choisir de ne pas revenir, mais alors à l’instant même où tu prendras cette décision, le destin de ton père sera scellé et il deviendra le repas que tu n’as pas été. Il est plus charnu que toi et même si je n’ai pas d’affection particulière pour la vieille chair, je le dévorerai sans hésiter. Libre à toi de choisir si tu veux que ton vieux père vive: si tu me trahis, c‘en est fini de lui. Sauf si tu devais mourir au combat, naturellement. Maintenant, Paul, pars vers l’Est sans te retourner et n’oublie pas que l’ombre que tu projettes est désormais mon espionne autant qu’elle est ton guide.’

La mort dans l’âme, Paul prit la route en direction de l’Est, terrorisé par l’ombre qui s’allongeait devant lui, titanesque sous l’effet du soleil couchant, griffue et cornue comme la monstrueuse créature qu’il venait de quitter. Enfant, on lui avait souvent dit que les monstres n’avaient ni cœur ni âme et que l’on reconnaissait ceux qui prenaient l’apparence d’êtres humains à l’absence de lueur dans leurs yeux. Il évaluait aujourd’hui qu’il n’en allait sans doute pas de même pour tous les monstres, car celui qu’il avait rencontré ce soir avait bel et bien une âme dans les yeux et un cœur au fond de la poitrine. La première avait été visible à l’instant même où leurs regards s’étaient croisés et le second avait été trahi par le tambourinement assourdissant du sang dans le pouce qui avait enserré sa gorge et qui s‘était uni au sien. Quel genre de monstre pouvait avoir à la fois une âme et de si viles dispositions, un cœur et une aussi hideuse apparence?

Retourné au château pour reprendre ses esprits après la formidable comédie qu’il avait dû jouer, Lyçandre ne pouvait plus détacher ses pensées du jeune Paul. Il comprenait que la vieille et laide fée, en lui donnant le contrôle des ombres, l’avait condamné de cette façon à connaître toutes les pensées profondes de la personne qu’il choisirait de rendre meilleure afin qu’il puisse se rendre compte de la réelle méchanceté des Hommes. Ainsi, Lyçandre ressentant tout ce que Paul ressentait, percevait également tout ce que ce dernier voyait, entendait ou sentait: les chemins, les passants, les changements de lumière sur les vastes campagnes, le bruit des ruisseaux de cristal qui roulaient dans leurs lits sinueux. Lyçandre pourtant ne voyait pas de pensée mauvaise dans le cœur du jeune Paul. Pas même à son égard. ‘Patientons’ se dit-il, ‘les mauvaises pensées ne manqueront pas de venir avec la vision du trésor’. Et c’est avec cette perspective que Lyçandre regagna espoir, malheureux pourtant de faire subir à un autre des épreuves à son seul profit.

Suivant l’ombre de Lyçandre, Paul traversa tout le royaume. Il découvrait avec chaque nouveau village, chaque nouvelle parcelle de campagne, des beautés qu’il connaissait déjà dans son propre village et dans ses propres campagnes mais cette fois-ci si vastes, si intimidantes qu’il en avait parfois le vertige. Le trajet passa vite ainsi, à découvrir les merveilles du Royaume. Comme si le Destin avait voulu qu’il parvienne plus vite à son but, il ne rencontra presque personne en chemin, dormant chaque nuit à la belle étoile et n’empruntant que les chemins les moins fréquentés sous l’impulsion de l’ombre. La solitude ne lui pesait pas toutefois et il préférait cent fois n’apercevoir la civilisation que de loin en loin à l’éventualité que quelqu’un puisse remarquer son ombre difforme. Cette dernière le mena enfin jusqu’à une grande demeure aux murs tapissés de lierre rouge sang. Deux petites tours tâtonnaient jusqu’aux cieux, elles-mêmes serties de plusieurs tourelles curieusement accrochées qui semblaient toutes plus délabrées les unes que les autres, sauf une, anormalement droite dans toute cette bizarrerie architecturale. L’ensemble était vétuste et donnait l’impression d’une bâtisse rapiécée à partir des ruines de plusieurs maisons hantées et châteaux-forts de toutes époques.
Ce que Paul ignorait, c’est que cette maison était en réalité celle de la vieille fée qui avait indirectement initié son malheur. Eût-il su qu’il était la victime d’une sombre machination, peut-être n’aurait-il pas tremblé devant la petite porte austère à laquelle il s’apprêtait à frapper timidement, ne sachant trop ce qu’il convenait de faire devant la demeure d’une créature démoniaque. Il leva le poing à hauteur de son visage mais s’interrompit en réalisant combien son geste était risible. ‘On ne frappe pas à la porte des monstres, idiot de Paul, qu’attends-tu? Que l’on t’invite à entrer pour prendre le thé?’ Il rassembla ses forces et ouvrit la porte avec détermination. La bâtisse était vide, les murs de pierre apparente étaient nus, sauf pour quelques tableaux de petite taille, dont Paul ne pouvait examiner le détail à cause du manque de lumière. Paul ne savait où se diriger, l’ombre de Lyçandre s’était éteinte, mais il ne fut pas longtemps dans l’ignorance. Une voix de femme retentit dans l’obscurité, une femme très vieille pouvait juger le garçon, mais il ne voyait personne. ‘Un intrus! Quel est ton nom, toi, l’imprudent qui ose passer ma porte?!’ ‘Je suis Paul madame, et je viens chercher ici un sac rempli d’or et de pierreries. Je crois bien que l’on attend de moi que je vous le vole ou que je l’arrache à votre cadavre, mais je ne suis guère assez malin pour vous voler et je crois bien que je m’évanouirais si je devais vous tuer. Aussi, je préfère vous demander si vous voulez bien me le donner. Mais je dois aussi vous dire que le monstre qui m’envoie et qui sévit dans mon royaume à l’ouest m’a menacé de dévorer mon père si je ne lui ramenais pas ce qu’il voulait.’
‘Ah je vois, c’est cette bête de Lyçandre qui t’envoie. Voilà des années qu’il convoite mon bien et ce lâche n’ose pas venir le chercher ici lui-même. Il m’envoie son gibier pour accomplir sa besogne. Fut un temps où l’on pouvait attendre plus de dignité et de grandeur de la part d’un monstre qui tient son nom des loups! Mais si je comprends bien, Paul, si je refusais de te donner ce que tu es venu réclamer, tu devrais me tuer quand même?’ ‘Ah madame, je crois que je n’en serais pas capable. En songeant à mon pauvre père qui vit ignorant de la menace qui pèse sur lui, je crois bien que je préfèrerais me donner la mort en vous laissant me battre plutôt que d’avoir à vous tuer, ainsi, la bête que vous appelez Lyçandre ne pourrait pas non plus faire de mal à mon père.’
En entendant Paul parler de la sorte, la vieille fée fut atterrée: Lyçandre avait donc choisi le seul jeune homme dont le cœur était aussi pur que le sien et attendait en ce moment même (vainement!) que son périple en fit un meilleur homme. A ce moment, elle aurait dû renoncer à prouver au jeune prince que le monde (et en l’occurrence le beau Paul qui en portait l’étendard), était mauvais, mais voilà : la vieille fée était aigrie. Elle était en réalité une fort belle fée, fort jeune aussi (de cinq-cents ans à peine), qui avait pris en grippe l’humanité entière pour la mauvaise nature de certains. Elle avait souvent été la victime de trahisons douloureuses, par la main de personnes en qui elle avait placé sa naïve confiance et depuis, elle avait choisi de prendre une apparence repoussante afin de ne jamais plus se laisser prendre au piège de la duplicité des gens. Dans son désir de punir les Hommes, elle avait développé cette aigreur envers la bonté qui était incarnée à ses yeux par Lyçandre et elle s’était donné pour mission d’ouvrir ses yeux et ceux des bonnes âmes de son espèce sur la méchanceté environnante qu’elle voyait empoisonner l’air comme l’aurait fait quelque gaz mortel.
Convaincue qu’elle saurait tout de même faire sortir de l’âme de Paul le mal qu’elle croyait inné à chacun, elle eut recours à une astuce bien cruelle mais qui, lui semblait-il, serait le seul espoir de Lyçandre et du Royaume. Elle décida de montrer à Paul la scène qui avait précédé sa sélection et, invoquant quelques forces occultes dont elle avait la connaissance, elle le fit ainsi plonger dans le souvenir de Lyçandre qui montrait le monologue haineux du chasseur. Paul, qui pourtant n’ignorait pas l’aversion de son père à son encontre en fut pourtant touché et la lumière d’or de ses yeux disparut tout à fait, éteinte par le chagrin. La fée qui était toute disposée à voir de la haine naître en Paul crut qu’elle avait atteint son objectif et reprit la parole pour dire ‘Paul, fils de Géraud, je te donne ce que tu es venu chercher. Je n’aime guère ce Lyçandre et si je t’ai montré cette scène du passé, c’est pour que tu puisses en toute connaissance de cause décider du sort qui sera le tien. Je te trouve sympathique et il me plairait beaucoup que tu décides de t’enfuir avec le sac et que tu ailles jouir de ses merveilles seul, dans un royaume voisin où Lyçandre ne pourra pas te retrouver. Quant au sort de ton père : tu l’as vu par toi-même, il ne mérite guère que tu lui sacrifies ton opportunité de vivre immensément riche !’ Paul saisit le petit sac noir qui venait d’apparaître sur le sol devant lui et d’une voix éteinte remercia la vieille fée, avant de tourner les talons. Il quitta l’étrange maison en silence.

Il faisait nuit et la Lune dessinait sur son visage des ombres qui dansaient étrangement. Lyçandre était impatient de pouvoir retrouver les pensées de Paul dont il avait perdu la trace lorsque ce dernier était en compagnie de la fée et c’était lui qui faisait se mouvoir ces ombres de façon si singulière, dans ses tentatives désespérées de pénétrer à nouveau dans l’esprit du jeune homme. Pourtant, celui-ci demeurait fermé et toute la magie du sortilège ne parvenait pas à en percer les défenses. Lyçandre voyait toujours ce que Paul voyait, il avait conservé la perception de ses sens, mais il ne pouvait plus atteindre ses pensées. Ce rejet le plongea dans un grand désarroi et il se demandait ce qui en était la cause. Il se renseigna donc auprès de la fée qui lui expliqua ce qui s’était passé dans sa maison, en se gardant bien de faire étalage de la bonté qu’elle avait perçue de Paul. Lyçandre fut furieux d’apprendre que la fée avait révélé la triste scène qui avait eu lieu entre les chasseurs et sa tristesse sans égale lorsque cette dernière lui dit que Paul s’était enfermé dans une rage terrible et envisageait sans doute de sacrifier son père pour conserver le sac. ‘Vous avez triché ! Vous ne voulez pas que ma malédiction cesse ! Vous ne vouliez pas que je rende quelqu’un meilleur, vous vouliez seulement que cette épreuve me révèle la noirceur de l’âme des Hommes et que je me perde pour l’éternité dans cette apparence monstrueuse, n’est-ce pas ?’ demanda Paul, entre colère et désarroi. A cette accusation, la fée réfléchit un instant et répondit ‘Oui Lyçandre, j’ai peut-être commis une erreur en blessant ce jeune garçon, mais les conditions de la fin de ta malédiction ne changent en rien. Je t’ai promis de te libérer si tu rendais quelqu’un meilleur et c’est ainsi que les choses se passeront. Nous verrons la fin de tout cela si Paul surmonte sa haine et te ramène le sac enchanté pour sauver son indigne père. Jusque là, patientons.’ En réalité, la fée était honteuse de son action et l’accusation de Lyçandre l’avait ramenée à la raison : elle avait bel et bien perdu de vue son objectif premier, aveuglée par son amertume. Désormais, elle espérait fort qu’un miracle interviendrait dans cette sombre histoire, car il lui était impossible de rompre le sortilège sans que l’intervention de Lyçandre ait effectivement rendu quelqu’un meilleur et elle commençait à douter sérieusement de la prétendue haine qu’elle avait cru percevoir dans le regard de Paul. Le fils du chasseur était sur le chemin du retour, toujours plongé dans son profond mutisme. Il n’essayait même plus de cacher à la vue des passants son ombre monstrueuse et plusieurs fois, on cracha sur son passage, mais Paul feignait de ne rien voir. Un jour, alors que le soleil était à peine levé et qu’il allongeait à son maximum l’ombre de Paul, ce dernier fut arrêté par un paysan à cheval. Le paysan s’approcha de Paul afin de lui barrer la route et lui dit ‘tu es un maudit, ton ombre est celle d’un monstre ! Les seuls à avoir l’ombre d’un monstre sont les voyous de petite âme. Tu es bien laid avec tes yeux aveugles et ton visage creusé !’ Sa monture était rendue nerveuse par l’ombre de Paul, qui se faisait menaçante : Lyçandre, qui voyait tout de la scène, ne pouvait intervenir, mais l’ombre qu’il prêtait à Paul manifestait tout de son indignation. Paul remarqua l’étrange phénomène mais ne dit rien. Le cheval, terrifié, rua violemment et jeta le paysan à terre. Paul se précipita pour l’aider à se relever, mais le paysan était déjà debout et il cracha aux pieds de Paul avant de prendre la fuite en le traitant de démon. Le jeune homme reprit sa route. Il semblait pourtant que sa démarche était un peu plus légère...



Lyçandre était de plus en plus triste à mesure que sa curiosité pour les pensées de Paul grandissait sans qu’il parvienne jamais à les percer à jour. Il avait compris, oui, que la cruauté existait, mais malheureusement pas de la façon qui était prévue : il avait vu que les fées savaient être cruelles. Il croyait aussi avoir vu dans ce que sa fée lui avait dit de Paul la faiblesse des Hommes et leur propension à la colère et au ressentiment. Il avait vu dans le comportement des passants et des paysans que la peur engendrait le rejet et le mépris. Mais cela ne changeait rien en lui. Il persistait à croire, peut-être avec plus de ferveur qu’avant encore, que la bonté des Hommes était immense. Il refusait l’idée que Paul, celui qui avait des yeux d’or et s’était émerveillé sur les beautés de ses campagnes, celui qui avait tremblé de peur à l’idée de perdre son père et accepté une dangereuse mission pour lui épargner un sort affreux, il refusait obstinément que celui-ci puisse être mauvais.
De tous les moments passés à suivre Paul, entre le lever d’un soleil blanc sur les campagnes brumeuses et le suivant, en passant par les crépuscules flamboyants ou mordorés, c’était la nuit que Lyçandre préférait, car elle lui permettait de se promener sur le visage du jeune homme, galopant d’une pommette à l’autre au gré des rayons de Lune. Il affectionnait tout particulièrement d’aller se nicher dans l’ombre que projetaient les cils de Paul sur ses iris à demi couverts, quand s’approchait le temps du sommeil. Il restait là jusqu’au petit matin et aux premiers baisers du soleil, il s’étirait sur son front et ses paupières closes, dans l’ombre de la main que Paul montait pour se protéger de la lumière. Lyçandre était lui-même bien souvent assis à son bureau, devant la fenêtre ouverte et à chaque fois qu’il accompagnait Paul, des effluves de pin et de lavande parvenaient jusqu’à ses narines sans qu’il parvienne à savoir si elles étaient ou non le fruit de son imagination. Penser à Paul était devenu très doux à Lyçandre et c’est ainsi que, perdu dans ses tendres contemplations, il ne vit pas arriver le jour du retour de Paul. C’est avec un grand étonnement qu’il reconnut à travers les yeux de ce dernier l’orée de son petit bois, qui signifiait que Paul était de retour et aussi qu’il avait décidé malgré la menace qui pesait sur sa vie et la grande tentation que représentait un sac de richesses inépuisables de rentrer pour sauver son père des griffes et crocs de Lyçandre. Emu jusqu’aux larmes et troublé à l’idée de revoir le jeune homme, il fallut à Lyçandre beaucoup de détermination pour chasser de son visage toute la tendresse qui s’y lisait malgré ses traits hideux avant de rejoindre Paul.

Le fils du chasseur était assis sur la margelle du puits, livide et abattu. Il faisait tourner dans ses mains le petit sac de velours noir, le regardant sous tout les angles comme s’il espérait y trouver une issue de secours, mais par dépit, il le rattacha à sa ceinture et enfouit sa tête dans ses mains. Lyçandre qui avait observé la scène émit un grognement bref pour signaler sa présence. Paul se redressa avec lenteur pour lui faire face. Quelle stupeur une fois encore ! Le spectacle du visage de Paul laissa une fois de plus Lyçandre sans voix. Sa respiration s’interrompit quand il vit le voile terne qui avait recouvert les yeux de Paul se lever, pendant un bref instant, pour retomber aussitôt. Lyçandre aurait juré y avoir vu (mais était-ce possible ?) un éclair furtif de joie. Etait-il possible que Paul fut content de le voir ? Sûrement non. Pour couper court à ses réflexions, Lyçandre fronça les sourcils et prit la parole ‘te voilà revenu,’ et avisant le sac à la ceinture de Paul : ‘je vois que tu as rempli ta mission jusqu’au bout. Quel est ton plan ? Tenter de me couper la gorge au moment où je saisirai le sac ? Tu ne peux être revenu vers ta mort de ton plein gré pour sauver ton père !’. Paul tendit le sac à Lyçandre et répondit simplement ‘est-il vivant ?’. Saisissant l’objet avec un œil interrogateur, Lyçandre dit : ‘Tu veux le voir ? Il passe chaque jour aux environs de cette heure-ci pour aller au bois. Nous pouvons l’attendre si tu veux. Après je te dévorerai. Tu n’es pas gras, mais j’ai peu d’appétit aujourd’hui, tu feras bien l’affaire. Je me mettrai dans cet arbre. N’essaie pas de m’échapper, je suis plus rapide et plus fort que toi. Attention, le voilà qui arrive’.
En effet, le chasseur venait en direction du puits. Il était seul et marchait d’un pas rapide. Lyçandre grimpa à l’arbre et ne fut pas surpris d’y retrouver la fée, qui était elle aussi venue observer la scène du retour de Paul. Ils échangèrent un regard et Lyçandre sut qu’il avait échoué dans sa mission, car la fée semblait lui dire que Paul ne pouvait avoir été rendu meilleur, car il était déjà bon au-delà de toute expression possible. Mais la scène qui allait se dérouler en bas préoccupait Lyçandre bien plus que son propre sort et il y reporta toute son attention.
Quand Géraud aperçut son fils, sa réaction ne se fit pas attendre : ‘Te voilà de retour, gamin ! Ta mère s’est fait un sang d’encre pour toi, ingrat. Je lui ai dit, à la mère, que tu étais sans doute parti vagabonder mais elle n’a pas voulu me croire. Elle pense qu’il t’est arrivé quelque chose ! La naïve ! Tu ferais bien de rentrer pour la rassurer. Si ça ne tenait qu’à moi, c’est par la peau du cou que je te ramènerais, mais il faut bien que l’homme de la maison ramène de quoi vous nourrir, ta sotte de mère et toi.’ Paul blêmit encore davantage et retomba assis sur la margelle du puits, ses yeux brillant non pas de leur bel éclat d’or, mais de celui, si pénible à voir, des larmes prêtes à jaillir.

C’en était trop pour Lyçandre. Il sauta de sa cachette directement à la gorge de Géraud et l’aurait sévèrement blessé si Paul n’avait précipitamment couru à son secours. La fée elle aussi était descendue se son perchoir et tenait à présent Paul par les épaules. Lyçandre cria, pleurant à demi de rage : ‘Comment peux-tu vouloir défendre cet homme, Paul ! Tu vois tout le mal qui sort de sa bouche !’ Puis se tournant vers Géraud, qui se tenait tout droit, comme pétrifié : ‘Le mépris des paysans était justifié par leur peur, mais votre haine envers votre fils n’est ni compréhensible, ni excusable. Je vois maintenant que les Hommes savent être mauvais par nature et cela m’attriste et me rend furieux ! Savez-vous, chasseur, que votre fils a accepté sans rechigner une mission dangereuse pour épargner votre vie ? Savez-vous qu’il a renoncé à la richesse pour vous, malgré sa connaissance de votre haine envers lui ? Savez-vous que pour vous sauver, il a rapporté jusqu’à moi lesdites richesses, bien que je l’aie menacé de le dévorer à son retour ? Et le voilà encore qui vous défend ! Vous ne méritez pas l’amour filial d’un être si bon et si pur ! Paul, je ne suis pas le monstre que tu vois, toute cette histoire n’était qu’une machination destinée à endurcir mon caractère pour me préparer au trône, car je suis le prince de ces terres. Je suis navré que tu aies été victime dans cette affaire, mais c’est ton père qui, par ses paroles, m’a donné à croire que tu étais un être mauvais qu’il fallait rendre meilleur. C’est une bien horrible leçon que l’on a voulu m’enseigner ! Ma fée, je vous déteste pour cela ! J’ai échoué, mais tant pis : je préfère renoncer maintenant à retrouver ma forme humaine plutôt que de devoir devenir le Roi d’un royaume dans lequel les pères haïssent les anges qu’ils ont engendré !’ Lyçandre tremblait de la tête aux pieds et s’effondra sur le sol, tout son corps était agité de sursauts et il pleurait comme jamais il n’avait pleuré dans sa vie, terrifié à la fois par sa colère, par l’échec de sa mission, par la pensée de son propre père qui mourait pour trop aimer son fils et avoir voulu le protéger et par l’horrible désillusion qui venait de lui être assénée comme un coup de massue à l’arrière du crâne.

Géraud était resté stoïque, Paul baissait les yeux et ne bougeait pas davantage. La fée quant à elle observait la scène avec curiosité, dans l’expectative. ‘Est-ce vrai, Paul, ce que la bête vient de dire ?’ lâcha enfin Géraud. Paul hocha la tête. ‘Est-ce vrai que tu as fait face la mort pour me protéger et m’épargner un sort semblable ?’ Même réaction de Paul.
Durant plusieurs minutes, le silence s’étira pendant lequel le père considérait longuement son fils. Mille pensées nouvelles semblaient s’infiltrer dans son esprit et son visage s’éclairait au fur et à mesure qu’elles y prenaient place et germaient. Une éternité plus tard, mais cela pouvait tout aussi bien n’avoir été qu’une poignée de secondes, Géraud tomba à genoux devant son fils et lui dit, joignant les mains ‘Je te demande pardon mon fils, pour toutes les pensées et les paroles dures et cruelles que j’ai eues à ton égard. Je te vois pour la première fois aujourd’hui tel que tu es vraiment, sans ce voile de haine qui m’aveuglait. Je sais que je suis impardonnable, mais je te prie d’essayer d’accorder le pardon, un jour, si tu le peux, à ton vieux père...’ Paul tomba à genoux et prit son père dans ses bras. Un rayon de soleil qui perçait à travers le feuillage de l’arbre venait éclairer le visage de Paul. Ses yeux brillaient à nouveau de tout l’éclat de leur couronne d’or. Leur étreinte dura longtemps, sous le regard de Lyçandre et celui infiniment soulagé de la fée qui avait obtenu le miracle dont elle avait besoin pour se sortir de son mauvais pas. Elle s’approcha du Prince et lui dit : ‘Lyçandre, tu as appris la leçon qui t’était nécessaire et rendu un homme meilleur. Il est temps pour toi d’aller rejoindre ton père qui est bien mal en point, afin qu’il aie devant lui avant de passer dans l’autre monde la belle vision de son fils, prêt à prendre son trône et à régner avec bonté, justesse et prudence sur le Royaume qu’il laisse.’ A ces paroles, Lyçandre retrouva son aspect humain. Il passa longuement ses mains sur son visage pour en apprécier la douceur retrouvée et son regard tomba sur Paul, qui le regardait lui aussi en souriant.

Le bon Roi mourut deux jours plus tard, laissant sa couronne à Lyçandre qui devint meilleur monarque encore. Le père et la mère de Paul reçurent en cadeau le sac de velours noir, tandis que leur fils partait vivre au château. La fée abandonna son déguisement de vieille femme laide et consacra les quelque mille ans que durèrent encore sa vie à la création de cercles de couleur qu’elle appela ‘aura’ et qu’elle alla peindre autour des Hommes. Puis elle voyagea de rêve en rêve, d’homme sage en homme sage et enseigna à qui voudrait l’entendre l’art de lire la beauté des âmes.


Alors oui, au sommet de toutes les convoitises, au point de convergence entre les poétiques adorations et les haines déliées de la jalousie, le Royaume était certes beau, mais plus beau encore était le spectacle du magnifique Roi Lyçandre et du ‘Prince’ Paul aux yeux couronnés d’or...



FIN


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3 avril 2009 5 03 /04 /avril /2009 05:40


J'avais seize ans quand je suis entrée à son service. Je ne savais ni lire ni écrire. Quant à parler, c'était tout juste si j'étais en mesure de construire une phrase correcte et il n'était pas question pour moi d'en mettre deux côte à côte sans rougir et baisser les yeux pour les confondre dans un balbutiement. De là où je venais, personne n'avait tenu à me faire apprendre quoi que ce soit d'autre que le meilleur moyen de faire briller l'argenterie et de laver le linge.

 

 

Evidemment, j'étais orpheline. Je dis évidemment, car ces premières lignes ressemblent à celles de beaucoup d'autres histoires dont les héroïnes sont presque toujours me semble-t-il des orphelines analphabètes. En somme, ma vie s'annonçait déjà comme ce qu'elle ne cesserait jamais plus d'être : un mélange de banalités romanesques impropres à être inscrites dans une quelconque autre réalité que la relative réalité littéraire. Mais je ne le savais pas : rappelons que j'étais analphabète, orpheline de surcroît et donc sous la tutelle d'une personne qui aurait dû être une marâtre ou un vieil alcoolique brutal, cherchant à profiter de la fraîche main d'oeuvre que moi et d'autres mioches ramassés au hasard des rues auraient dû former. Mais il n'en était rien et même si mon récit en eût gagné une dimension formidable, je ne saurais le prétendre.

 

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Tante Jude (c'est ainsi qu'elle voulait que je l'appelle même si elle était beaucoup trop âgée pour être ma tante), Tante Jude disais-je, était d'une grande gentillesse, à peine dissimulée sous les manières rudes qu'une longue vie de lavandière dans les faubourgs parisiens est seule à faire naître. Elle avait le dos droit malgré la planche et ses mains, cirées par les usages successifs du savon, s'adonnaient souvent au rite de la coiffure sur ma personne, avec une grande dextérité. Elle prenait du bout des doigts les plus petites mèches de ma chevelure, celles qui s'ébattent dans un éclat argenté à la racine du cou, pour les ramener dans les chignons qu'elle aimait à me faire. Après l'avoir ajusté et y avoir fiché à l'aide d'épingles un bandeau noir, ses mains me poussaient, un peu brusques mais toujours très affectueusement, à la base du dos, pour me signifier qu'il était temps d'aller travailler.

 

 

Quand je la vis pour la pemière fois, je fus pétrifiée. Elle avait mon âge, peût-être un an de plus, mais elle était une Dame, une vraie Dame, comme je n'en avais vu passer que devant les grands magasins. Elle était un peu plus petite que moi, mais n'importe qui eût cru le contraire tant sa silhouette était frêle et grâcieuse et tant la mienne était gauche et idiote par comparaison.



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Je suis entrée à son service par un amusant concours de circonstances: j'avais rencontré sa mère un jour que j'étais allée rendre visite à un ami commis pâtissier dans les beaux quartiers, pour lui montrer mes croquis. Car si je ne savais pas y accoler de paraphe, je me débrouillais assez bien pour le dessin. Il me répétait sans cesse que je devrais prendre des cours pour me perfectionner, mais il savait aussi bien que moi qu'un seul de ces cours m'aurait coûté bien plus que toute une vie d'argenterie et de reprises de dentelles pour toute une ville de bourgeois ne m'auraient permis de m'offrir.

 

J'étais pourtant sortie par une petite porte à l'écart des brouhahas du beau monde, mais alors que je tournais dans une rue perpendiculaire, je heurtai de plein fouet une haute figure qui avançait à pas pressés. Mes dessins furent projetés au sol et alors que je me confondais en excuses, regardant mes chaussures et de fait, celles de l'autre Dame qui me confirmaient que le mieux à faire était de m'incliner devant celle qui semblait appartenir de toute évidence à la bonne société, une longue main gantée de vert étira des doigts interminables vers les papiers crayonnés. Elle me demanda, à ma grande surprise, si c'était de moi. Je répondis oui. Elle me dit qu'elle cherchait quelqu'un. Quelqu'un qui en plus de travaux de ménage, de cuisine et de couture, serait capable d'enseigner à sa fille (elle avait dit 'Ophélie', avec une voix soudainement très douce) l'art du dessin. J'avais begayé que je ne savais pas comment on faisait pour enseigner et que ce n'était pas de l'art que je faisais, mais juste du dessin. Elle rit. Elle dût me trouver tarte, mais elle me dit pourtant qu'on m'apprendrait en échange à utiliser les couleurs, que je serais logée et nourrie et si je le voulais, correctement éduquée dans les arts. Tante Jude m'avait poussée vers la porte de sa paume douce et rude en me disant qu'elle savait que ça m'arriverait un jour, que j'avais une bonne fée et que je ne devais pas me retourner. Je ne sais plus comment la suite s'était déroulée, mais je m'étais retrouvée dans un vestibule, avec ma valise à la main et ma plus jolie robe (à comprendre: la moins laide).

 


Je vis Ophélie. Et c'est là que je fus pétrifiée. Je n'avais aucune idée du sens de ce mot, mais comme toute chose dont on ne goûte la valeur du signifié qu'indépendemment de la connaissance du signifiant, j'avais vécu une métamorphose en pierre avant d'en avoir pu soupçonner la racine latine.

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Je passai les année qui suivirent à tenter d'enseigner à ces mains étrangement maladroites les délicatesses du dégradé et la platitude des perspectives qui, sans génie, ne ressemblent à rien d'autre qu'à de la mauvaise géométrie et à l'art de se salir les doigts. Du génie, elle n'en avait pas (pas pour le dessin).

 

Le récit de ces années passées auprès d'elle et de sa famille serait long. Son père était peintre et désespérait de voir sa fille si désespérément gauche avec un fusain et si désespérément brillante avec une plume. Sa mère, une femme d'apparence austère et au coeur aussi tendre que sa mâchoire était anguleuse, avait pensé qu'une personne devrait faire tampon entre la déception de son mari qui mourait d'envie de partager sa passion et la solitude un peu amère de sa fille. En me ramassant à la sortie de la pâtisserie qui avait longtemps abrité mes rêveries artistiques au seul nom de 'dessin', elle avait trouvé à la fois une bonne, un apprenti pour son mari, une amie pour sa fille et un médiateur entre leurs deux tempéraments.

 

 

Moi, j'avais tout trouvé. Tout le reste. Mais ce qui devait avoir le plus de prix à mes yeux, ce fut cet instant de paralysie dans le vestibule qui me l'apporta.

 

 

Ophélie avait fait naître en moi la passion du portrait, une passion qui devait ne plus me quitter. D'autres visages depuis le sien ont mis mon âme en proie aux plus vives sensations, mais le sien fût le tout premier. J'ai depuis essayé de le retrouver tel qu'il m'était apparu ce jour-là, mais il m'échappe encore. Ses yeux étaient grands et bruns, dissimulés sous deux paupières baissées comme le sont celles des Dames hautaines, ses lèvres fines dessinaient une vague qui par la suite me revint en mémoire en entendant certains mouvements des concertos pour hautbois de Vivaldi (je ne saurais expliquer pourquoi). Sa peau était d'un mat qui pouvait absorber toutes les variations de lumière en restant parfaitement blanche et veloutée, dégageant elle-même une sorte d'aura. Quant à ses cheveux, ils étaient regroupés sur le bas de la nuque par un peigne d'ébène qui établissait un contraste parfait avec leur blondeur de cendre.

 

Elle n'était pas particulièrement belle, mais elle avait la Grâce, et c'est cette Grâce que j'ai cherché partout où mes yeux ont pu se poser depuis cette époque.

 



Je l'ai retrouvée. Plusieurs fois. Souvent dans des paysages, la grise froideur des peintures anglaises, parfois dans des attitudes, le geste d'un saint quelconque montrant les cieux ou posant, lascif et attaché, au sommet d'un piquet.

 

 

Plus rarement, dans des visages.

 

Et une seule fois, dans un visage, il m'est arrivé de trouver en plus une infinie générosité qui donna au terme 'Grâce' sa dimension réelle, au-delà du mystique.

 

 

La Grâce, dans le dessin précis d'une arcade, le pli souple d'une paupière, la pulpe d'une lèvre modelée par une main généreuse. J'ai retrouvé la Grâce, une fois, une seule, dans un visage bon à faire des Vierges d'Annonciation.

 

 

La rencontre avec Ophélie avait soulevé une question qui m'avait apporté d'elle-même sa réponse, mais que je n'avais pas su déchiffrer sur le moment: A quoi reconnaît-on la Grâce?

 

 

On ne la reconnaît pas. C'est elle qui vous reconnaît, elle qui vous choisit et qui vous investit, elle qui décide de faire de vous son médiateur pour toucher le monde vivant et pensant.

 

 

Mais la Grâce des visages à faire des Annonciations est différente, elle n'est pas aussi mystique. Elle est simple, sans artifice et n'attend pas d'être sublimée par celui ou celle qu'elle choisit: elle n'attend que ce que l'on veut lui rendre, une réciproque, un équilibre.

 

 

C'est à cela que j'ai toujours essayé d'appliquer mes humbles talents, d'abord dans l'abstrait, l'abstrait inspiré par la Grâce seule, celle inspirée par Ophélie, puis enfin dans la réalité, celle qui n'existe que par le visage bouleversant d'une Vierge d'Annonciation.


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NDLA: Cette histoire a plus d'un an, mais sa présence ici me semblait justifiée. L'amour de l'Autre passe bien souvent par la contemplation de son visage. C'est quelque  de récurrent chez moi, parce qu'au-delà des genres il existe surtout l'Individu et qu'aucune discipline  ne montre mieux l'Individu que la traduction de son visage.

 

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3 avril 2009 5 03 /04 /avril /2009 03:56





Quand la nouvelle arriva dans sa maison que ce grand capitaine dans l’armée du Roi avait péri sous le fer de l’ennemi, les larmes de mise furent écourtées par le souvenir que l’on avait des volontés et de la rigueur du défunt. Il répétait souvent ‘pas de tristesse mes femmes, vous n’avez jamais vécu dans la faiblesse et même la mort ne doit pas vous détourner des voies de la dignité et de la bonne contenance’. Si ce commandement fut aisé à observer pour la mère d’Hélène et pour sa jeune sœur, toutes deux coquettes et peu affectueuses, plus préoccupées par la rente qui leur reviendrait que chagrinées par la perte d’un époux et d’un père, il n’en fut pas de même pour Hélène qui avait beaucoup de tendresse pour ce dernier, malgré sa grande froideur et le peu de démonstration qu’il faisait de son amour paternel. Comme le capitaine n’avait pas eu de fils, la tradition voulait que ce fût à Hélène de porter son uniforme le jour des funérailles et c’est ainsi que la jeune femme se para du costume militaire brun et se rendit à l’église où le service religieux devait être prononcé. Elle se tenait au côté de sa mère, dont la fausse dignité ressemblait bien trop à l’indifférence qu’elle ressentait en réalité et derrière elles se tenait sa cadette qui n’avait pas même essayé de feindre l’affliction et qui lançait aux jeunes gens des alentours des regards sans retenue. Mais Hélène, dont le bon cœur était tout à son deuil, ne remarquait pas les grimaces des deux précieuses ni les regards réprobateurs de l’assistance qui les suivaient et s’efforçait en ce triste moment d’obéir à la volonté de son père en retenant péniblement ses larmes.

Sur le vitrail au fond de la nef, la Vierge d’une pietà déroulait les longues larmes qui étaient refusées à Hélène et cette dernière y trouva tout le support et toute l’empathie dont elle avait besoin pour tenir sa promesse de rester digne. Elle la regarda donc tout le temps que dura le service et n’en détourna le regard qu’au moment de se diriger vers la sortie.

Une jeune religieuse qui passait par là, le visage fermé et incliné sur ses mains jointes, lui sembla être une prolongation de cette icône et Hélène se dit en la croisant ‘Comme je l’envie ! Comme j’envie la liberté d’une âme pieuse qui peut tout le jour penser, aimer et s’affliger à son gré, loin des obligations de la société et des ordres d’un père défunt’. La novice leva les yeux vers elle et Hélène, émue d’en croiser le regard, sentit que ce visage était celui de la Liberté. Elle l’aima immédiatement.

Ce soir là, Hélène rejoignit son logis entre sa mère et sa sœur qui, loin des oreilles bien pensantes des notables conviés aux funérailles, avaient déjà tourné leurs discussions vers la façon la plus distrayante et la plus onéreuse d’occuper la période de deuil...

 

 

Quand la nouvelle arriva au couvent que ce grand capitaine dans l’armée du Roi avait péri et que le service funéraire en grande pompe qui devait avoir lieu nécessiterait l’assistance de toutes les religieuses, l’agitation se propagea rapidement et tout fut mis en œuvre pour que la petite église accueille sans embûches les nombreux visiteurs qui voudraient rendre un dernier hommage au grand homme. Si cette agitation fut perçue comme un fléau pour les nonnes habituées au calme de leur retraite, il n’en fut pas de même pour Marianne qui voyait dans les préparatifs une merveilleuse occasion de se distraire de la silencieuse condition qui était la sienne. On l’envoya chercher des bancs supplémentaires chez un particulier fortuné qui s’était fait construire une petite chapelle et en traversant les grands couloirs de sa demeure, elle avait vu nombre de belles choses, toiles et sculptures, représentant des sujets profanes qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de rencontrer entre les murs du couvent. Son attention s’arrêta sur une figurine en bronze représentant une jeune femme au visage fier et au front ceint d’une couronne de cheveux ondulés dont de longues mèches étaient soulevées par une chevauchée imaginaire à dos de cerf. Elle tenait à la main un grand arc et portait la seconde à un carquois rempli. Le socle épais lui avait appris qu’il s’agissait de la déesse païenne Diane et elle avait songé en la voyant ‘Comme je l’envie ! Comme j’envie la liberté d’une âme voyageuse qui peut tout le jour penser, chanter et chevaucher, loin de l’ordre du couvent et des vœux qu’il me faudra bientôt prononcer’.

Le jour des funérailles du capitaine, Marianne était tiraillée entre l’excitation causée par les allées et venues d’étrangers et son application à la prière à laquelle elle était tenue de plier. Lors du service, elle avait observé de loin toute l’assemblée en regrettant par avance la disparition de tous ces nouveaux visages quand la cérémonie serait terminée et avait décidé de se rapprocher des visiteurs au moment de leur départ. Passant, en prière, non loin des grandes portes de bois, elle se sentit observée et leva les yeux pour voir la fille aînée du défunt, les traits durcis par le chagrin, la regarder avec une expression qui pouvait tant être celle de la hauteur que celle de la plus grande tendresse. Voyant ses longs cheveux et sa haute stature fière comme celle de la statuette de Diane, Marianne se dit que cette figure était celle de la Liberté. Elle l’aima immédiatement.

Ce soir là, Marianne rentra au couvent avec ses sœurs qui, soulagées d’en avoir fini avec ces mondanités, avaient déjà réinvesti leurs prières et leurs vœux de silence...

 

 


 

La vie avait repris son cours dans la maison d’Hélène et son chagrin avait fini par se noyer dans sa désapprobation des incessantes fêtes qui étaient organisées par sa mère dans le but officiel de ‘distraire la maisonnée de son deuil’ et dans celui, officieux, de trouver des époux fortunés à ses filles. Le cruel traitement qui avait été imposé à son chagrin avait ouvert les yeux d’Hélène sur l’injustice de sa situation. Pourtant privilégiée par le bien, elle était condamnée à supporter la superficialité et la vanité de sa mère et de sa sœur et cela lui paraissait être encore plus pénible que la misère. Hélène avait des envies de fugue et de découverte qui ne lui semblaient pas coïncider avec les conséquences d’un mariage et repoussait avec de plus en plus d’impatience les nombreux prétendants que sa jolie figure ne manquait pas d’attirer. Elle n’avait guère le loisir d’évoquer son ambition de voyager et ses seules tentatives s’étaient soldées par un petit geste de mépris de la part de sa mère et par les moqueries de sa jeune sœur.

Souvent, ses pensées se tournaient vers l’icône du vitrail de l’église et vers l’attitude sereine de la novice qui l’avaient émue et au fur et à mesure que son chagrin s’estompait et donc que ses raisons d’y penser disparaissaient, le trouble de conserver le souvenir vivace de ces traits se faisait plus grand. ‘Mais quoi de plus normal que d’aimer songer à la Liberté lorsque l’on se sent enferrée dans un environnement qui nous est hostile ?’ se disait-elle.

Lors d’une des réceptions données par sa mère et alors qu’elle était agacée plus qu’elle ne pouvait le supporter par les faux étalages de chagrin de cette dernière à des fins de conquête,  Hélène s’était éclipsée à la tombée de la nuit pour une promenade salvatrice.

La lune montante était claire et baignait de sa lumière apaisante les ruelles désertes. Hélène déambula longuement dans le voisinage en songeant à un moyen de quitter son étau sans être terrassée par la culpabilité d’abandonner sa mère et sa sœur (car il est bien connu que les personnes de tendre cœur se font toujours prendre au piège de la culpabilité et cela même lorsqu’elles en sont les seules affectées). En passant l’angle d’une bâtisse, Hélène qui était distraite par ses pensées, ne vit pas le cortège qui en jaillissait et heurta de plein fouet une silhouette encapuchonnée.

La religieuse ! Hélène recula d’un pas et s’étonna de l’étrange coïncidence de ses pensées et de cette rencontre. Avant de laisser à son trouble le temps de la compromettre, elle prit le chemin du retour sans même songer à s’excuser et accéléra le pas jusqu’à arriver devant la porte de son domicile, haletante. Lorsqu’elle reparut au salon, elle constata que sa mère était en grande conversation avec un jeune homme vêtu avec beaucoup de faste et décida de ne pas s’immiscer dans une conversation qu’elle savait risquée pour elle : il ressemblait tout à fait aux autres coqs que sa mère avait tenu à lui présenter comme futurs époux et elle ne souhaitait pas faire état de son refus ce soir-là. Elle s’éclipsa donc, non sans avoir jaugé avec affliction les navrants assauts des courtisans de sa sœur qui n’avaient guère honte de se presser ainsi autour d’une jeune femme supposément en deuil.

Ayant rejoint son lit, elle eut une dernière pensée pour la religieuse et s’endormit en poussant un soupir qu’elle croyait né de son malheur...

 



La vie avait repris son lent cours au couvent et l’euphorie de Marianne avait fini par se fondre à nouveau dans la routine des prières et des travaux manuels. Les combats menés par l’armée du roi et les nombreux soins qu’il avait fallu porter aux blessés avaient perturbé le déroulement de toutes les cérémonies de fin de noviciat et la cessation des hostilités annonçait le retour à la norme, ce qui plongeait Marianne dans une angoisse croissante. Il lui faudrait bientôt prononcer ses vœux et jamais auparavant elle n’avait sérieusement pris toute la mesure de cet acte. Elle était entrée au couvent pour obéir à la dernière volonté de sa mère mourante. Elle était vite devenue orpheline et s’était mise au service de Dieu dans l’espoir de garantir à cette dernière une place au ciel et d’alléger un peu sa propre peine. Mais une fois le chagrin passé, Marianne avait réalisé que son amour de Dieu pouvait tout aussi bien s’épanouir autrement et son intelligence ne comprenait pas en quoi le silence et l’enfermement dans un cloître en étaient les meilleures voies d’expression. Elle se sentait fondre dans la morosité jour après jour, mais elle ne pouvait plus quitter le couvent. Où aller, sans le sou ?

Souvent, elle repensait à la figurine de Diane chasseresse et à son attitude presque aérienne, qui se mêlaient aux traits de la fille du capitaine et malgré l’omniprésente imminence de la fin de son noviciat et la certitude que son destin se scellait doucement autour d’elle, son esprit ne s’en détachait plus et ses interrogations s’inquiétaient de ce phénomène. ‘Mais quoi de plus normal que d’aimer songer à la Liberté lorsque l’on sait son avenir figé entre quatre murs ?’ se disait-elle.

A la veille de la cérémonie, Marianne et les autres novices étaient parties assister au service religieux dans un village voisin et il faisait presque nuit lorsqu’elles revinrent au village dans lequel se trouvait leur propre couvent. La lune crue soulignait aux yeux de Marianne l’oppressante vision des robes de ses sœurs qui se mouvaient dans un irritant froissement de tissu. Dérangée par la mollesse de leur déplacement, Marianne accéléra le pas, essayant de combattre la culpabilité qui naissait de son souhait de quitter le service de Dieu (car il est bien connu que la rigueur des Ordres laisse rarement à ceux et celles qui s’y sont une fois voués le loisir de s’en vouloir détacher sans quelque culpabilité). En passant rapidement l’angle d’une rue, elle se heurta à une personne qui arrivait de front.

Celle que Marianne reconnût pour être la fille du capitaine, brutalement arrachée à ses songeries, fixa pendant quelques secondes la novice qui restait hébétée, avant de tourner les talons et de partir, laissant dans l’air ce parfum de Liberté qui, pourtant moins capiteux que celui des encens, n’en envahit pas moins l’esprit de Marianne. Les novices qui s’étaient interrompues dans leur marche pour assister à la scène sans en saisir l’étrangeté reprirent le chemin du couvent, et il ne fut aucunement question de l’incident jusqu’à ce que chacune des aspirantes reparte en direction de sa cellule pour y passer la nuit.

Une fois isolée dans le dépouillement de sa petite chambre austère, Marianne se laissa aller aux dernières rêveries de liberté qui devraient, dès le lendemain, l’avoir quittée à jamais. C’est à dos de cerf qu’elle rejoignit le pays des rêves cette nuit là, et les courants d’air frais qui couraient sur son visage, mal arrêtés pas les fenêtres au châssis poreux, étaient remplacés dans son imaginaire par la caresse délicate des cheveux d’une Diane en uniforme brun.

 


 

Quand sa mère vint réveiller Hélène pour lui annoncer qu’elle avait trouvé pour elle l’époux idéal et qu’elle comptait bien les voir s’unir au plus vite, l’air sembla se remplir de poison et la stupeur d’Hélène fut telle qu’elle n’osa pas lever la voix. ‘Il a jolie figure, bonne réputation et surtout, ma fille, il a beaucoup de bien. Il est temps Hélène de te guérir de ton égoïsme insensé et de donner à ta pauvre mère une raison d’être fière de toi. Ne me déçois surtout pas ma fille, surtout pas’. C’est sur ces paroles que la pauvre jeune femme se retrouva seule dans sa chambre, arrachée aux vapeurs du réveil par une bien absurdement cruelle réalité.

C’était donc ainsi que son destin se scellerait ? Ne sachant plus que penser ni surtout comment penser, elle s’approcha de sa fenêtre et ouvrit les persiennes sur une matinée orageuse. Une pluie diluvienne battait le sol, les arbres pliaient sous le vent chaud qui soufflait par rafales, en bref : un temps à faire renoncer un captif devant une opportunité d’évasion... C’est pourtant ce qu’elle ferait. Ce matin même, avant d’être présentée à celui que sa mère lui avait choisi, avant de mettre le pied plus avant sur ce chemin qui n’était pas le sien et qu’elle arpentait depuis trop longtemps soucieuse du bien-être de personnes égoïstes, elle s’évaderait. Elle se mit à la préparation d’un petit balluchon, le cœur battant à tout rompre et une fois prête, elle passa la porte de la maison de son père pour la dernière fois.

 

Quand le tocsin sonna ce matin là, Marianne avait déjà les yeux grands ouverts, fixant une minuscule tache de lumière sur son mur depuis l’obscurité de sa couche. Le tonnerre l’avait réveillée en plein milieu de la nuit et elle n’avait pas pu se rendormir. A mesure que la nuit avançait, un projet fou s’était formé dans sa tête et Marianne était maintenant prostrée, attendant pour l’appliquer ce qu’il lui convenait d’appeler un signe de Dieu : si le tonnerre grondait trois fois avant qu’elle eut atteint le chiffre cent, cela signifierait que Dieu était de son côté et consentait à la libérer. Si le tonnerre se faisait entendre au moins une fois de plus ou une fois de moins, cela voudrait dire qu’elle devrait se ranger au côté de Dieu en prononçant ses vœux.

…vingt-huit BAM !...vingt-neuf... ...quarante-sept BAM !...quarante-huit... quatre-vingt-dix, quatre-vingt-onze, quatre-vingt-douze, quatre-vingt-tr... BAM ! Marianne sauta à pieds joints hors de son lit, se vêtit, se chaussa, enfila sa cape et sans jeter un dernier œil sur ses inexistantes possessions, elle quitta sa chambre et, sur sa lancée, le couvent.

 

 

Marianne et Hélène se manquèrent ce jour-là, la première partant vers le Sud, la seconde vers le Nord. Elles cherchèrent en solitaires aux quatre coins du continent la griserie de la liberté sans jamais y parvenir tout à fait... On raconte (mais est-ce vrai ?) qu’elles se retrouvèrent des années plus tard aux portes de leur village d’origine, là exactement où elles s’étaient manquées le matin de leur fuite. On dit aussi que, se reconnaissant, elles ne se quittèrent plus et passèrent l’éternité restante (et peut-être un peu plus) à partager la seule véritable Liberté qui soit : celle d’aimer sans être jamais réduit au silence par aucun Ordre.

 

 

FIN


 




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16 mars 2009 1 16 /03 /mars /2009 05:23




Dis-moi, vieille Dame, pourquoi restes-tu toujours dans ton jardin ?

 

J’attends mon garçon.

 

Qu’attends-tu comme ça ?

 

J’attends le jour où je pourrai arrêter de bêcher mon jardin.

 

Tu peux arrêter quand tu veux, tu es une vieille Dame.

Les vieilles Dames ont le droit de faire ce qu’elles veulent, non ?

 

Que tu sois un petit garçon où une vieille Dame, mon chéri, tu te dois de toujours tenir tes promesses. J’ai fait à la personne que j’aime le plus la promesse que je planterai chaque jour jusqu’à son retour une nouvelle fleur, alors chaque jour, je planterai une nouvelle fleur, jusqu’à ce qu’elle revienne.

 

Et tu bêches ton jardin depuis combien de jours, vieille Dame ?

 

Depuis beaucoup de jours mon garçon, vraiment beaucoup de jours.

 

Depuis le début du printemps ?

 

Non, depuis plus longtemps que cela, bien plus longtemps.

 

Depuis le début de l’année ?

 

Non, bien plus longtemps encore. J’ai commencé bien avant ta naissance, bien avant la naissance de tes parents, avant encore la naissance de ton grand-père, de son propre papa, et du papa du papa de son papa. Il y a vraiment très longtemps.

 

J’ai appris l’histoire des gaulois à l’école. Tu plantes des fleurs depuis l’époque des gaulois ?

 

Non mon garçon, depuis plus longtemps encore.

 

Tu dois être vraiment très très vieille alors, parce que les gaulois sont déjà très très vieux.

 

Oui, en effet mon garçon, je suis très vieille.

 

Tu plantais des fleurs quand il y avait des dinosaures ?

 

Oui, je plantais déjà des fleurs quand il y avait des dinosaures. Je devais courir vite parfois, parce qu’ils me couraient après pour me grignoter, mais oui, je plantais bien déjà des fleurs dans mon jardin à cette époque là.

 

Qui est-ce que tu attends, vieille Dame ?

 

 

Celle que j’attends s’appelle Genèse. Nous sommes nées le même jour, nous avons grandi ensemble et puis elle est partie, mais je lui ai promis que je planterai des fleurs, une par jour, jusqu’à son retour, alors je plante des fleurs. J’en ai fait la promesse.

 

Et comment t’appelles-tu, vieille Dame ?

 

Je m’appelle Flore. C’est Genèse qui m’a baptisée ainsi. Car c’est avec elle que j’ai planté la première fleur. Si j’en plante tous les jours, c’est pour faire comme si Genèse était à nouveau près de moi.

 

Et si Genèse ne revient pas, vieille Dame, est-ce que tu planteras des fleurs toute ta vie ?

 

Oui, mon garçon, si Genèse ne revient pas, je planterai des fleurs toute ma vie. Mais Genèse, avant de partir, m’a dit que s’il lui était arrivé malheur, elle enverrait une amie me dire qu’il faut que j’arrête de planter des fleurs.

 

Et qui est cette amie, tu le sais toi ?

 

Oui, elle m’a dit que cette amie n’était pas encore née, mais qu’elle s’appellerait Apocalypse.

 

Alors jusqu’à la venue d’Apocalypse, tu vas planter des fleurs, vieille Dame ?

 

Oui mon garçon, je planterai des fleurs jusqu’au jour de l’arrivée d’Apocalypse, pour que chaque nouvelle journée soit un petit morceau de Genèse.

J’en ai fait la promesse, mon garçon.

 

 

 

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16 mars 2009 1 16 /03 /mars /2009 03:20







Mon Âme,

 

Sans plus de fantaisies introductives (ma lettre d’hier et celle de demain t’en donneront foison), ni plus des mots tendres dont je pourrais user pour te qualifier (idem), je me lance dans le vif du sujet. Aujourd’hui, le grand air m’a vanné et si je n’étais mu par la pressante envie de te donner à ressentir mon émotion, je me laisserais aller aux tentantes perspectives du sommeil. On m’a conté une histoire que je ne veux pas laisser sombrer dans l’oubli. Qui sait ce que demain peut apporter en nouvelles richesses et combien ces dernières risqueraient d’amoindrir mon enthousiasme présent ? Alors tant que je le peux encore avec fraîcheur, je te livre l’histoire qui a enchanté ma journée.

 

Tu n’ignores pas que j’avais prévu la visite des ruines du château de K. ce matin. Le docteur m’ayant vivement recommandé de prendre le plus souvent possible de grandes lampées d’air frais, je me suis dit qu’une promenade parmi des ruines venteuses serait le traitement idéal... Tu connais mon scrupule à appliquer les conseils du docteur, surtout quand ils se marient si bien à mon empressement à pouvoir venir te retrouver ! Je me suis donc levé tôt dans l’espoir d’assister à un de ces merveilleux levers de soleil des plaines alpines dont la réputation n’est plus à faire. Après une petite heure de marche dans un air vivifiant, je suis arrivé sur le domaine de K. Le château ou du moins ce qu’il en reste, m’avait-on dit à l’hôtel, se trouvait derrière un bois de taille moyenne qui se prolongeait en escaladant le pied pentu du flanc de la montagne. Je traversai donc une petite étendue boisée aux arbres clairsemés avant d’arriver en vue des fameuses ruines que je convoitais. Je n’étais pas le seul à m’être levé à l’aube pour les contempler. Une vieille femme se trouvait déjà là, devant un chevalet léger sur lequel trônait une grande toile qu’elle s’appliquait à recouvrir de couleurs, avec un air à la fois distrait et concentré. Je restai là un moment, à admirer son travail, profitant encore un peu de mon anonymat avant de la saluer. Elle était entrain de reproduire avec une passion palpable le paysage de ruines et avait centré son tableau sur une statue que j’avais aperçue en arrivant, représentant une biche et ce qui semblait être une bergère. Cette statue était posée là avec une aura d’improbable, comme si on l’avait ramenée la veille de l’abri d’un musée et que l’on l’avait installée dans les hautes herbes sans véritable raison. Aucune trace laissée par les intempéries, aucune mousse, aucune craquelure. Elle paraissait sortir d’une autre réalité ! La vieille femme, qui m’avait entre temps remarqué, dût sentir ma perplexité, car elle s’adressa à moi, d’une voix éraillée qui me fit sursauter. Elle me demandait ce qui m’amenait ici, dans ce coin des Alpes d’ordinaire délaissé par les touristes. Tout en étant le premier surpris par la pulsion naturelle de confiance et de sympathie qu’elle m’inspirait, malgré son apparence et sa voix peu engageantes, je lui racontai les détails de mon séjour, ma maladie et ma curiosité pour les vestiges perdus. Elle ne répondit rien et se remit à sa peinture. Quelque peu déstabilisé de m’être épanché sans pudeur pour si peu de réaction, je me retournai à nouveau vers la statue et m’en approchai un peu. De cette distance, le charme n’en était que plus envoûtant. La pierre veloutée dans laquelle avaient été sculptés les deux sujets leur donnait un aspect charnel, si bien que je n’aurais pas été surpris de sentir s’en dégager de la chaleur. L’animal tournait vers la bergère un visage plein de tendresse (oui, c’était bien de la tendresse, pas cette vague soumission que l’on voit d’habitude dans les rapports d’animal à humain dans les représentations que l’on en fait), deux yeux d’une douceur infinie qui, un moment, m’a rappelé celle des tiens, parfois, lorsque tu me regardes. La bergère quant à elle semblait porter un masque de tristesse et avait une posture vaguement défensive. Je continuai à en examiner les détails avec enchantement quand la voix rocailleuse me tira à nouveau de ma rêverie. « Aimez-vous ? » demanda simplement la vieille femme. Ne sachant trop si elle parlait de sa toile ou de la statue, je bredouillai qu’il s’agissait là d’un bien beau sujet et d’un matériau tout à fait surprenant qui me séduisaient autant l’un que l’autre. « Non, pas la statue. Vous. Aimez-vous ? » Comprenant subitement le sens de sa question et ne me laissant pas le temps d’être surpris ou outré par le caractère personnel de l’information qu’elle me demandait de lui dévoiler, je répondis spontanément « Oui, j’aime. La plus merveilleuse des personnes qui soit. J’aime en effet.». Je ne retranscris pas cela pour flatter ton égo mon amour, mais parce que ma réponse parut déclencher en elle un vif élan de sympathie. Elle posa son pinceau et sa palette dans les hautes herbes et s’assit sur un muret recouvert de mousse, m’invitant à l’imiter. Tu sais, à ce moment précis j’ai ressenti la même excitation que lorsque j’étais enfant et que mon grand père passait la tête par la porte de ma chambre et me demandait de sa voix bourrue si je voulais une histoire, comme il aurait demandé si je voulais encore un peu de potage. Je savais, jadis comme aujourd’hui, qu’un conte fabuleux enduit de nacre allait m’être délivré par la bouche d’ordinaire taciturne d’un vieillard fermé et rugueux comme une huître perlière. La vieille femme se tut pendant un long moment où elle contempla la biche et la bergère comme si elle venait de les découvrir, puis elle rompit le silence une nouvelle fois pour commencer son récit que je vais tenter de te retranscrire tel qu’il m’a été généreusement livré.

 

A l’époque où le domaine de K. était à l’apogée de sa beauté et de sa richesse, les deux châtelains désespéraient de ne pouvoir avoir d’enfants. L’agitation quotidienne du château et la bonne réputation des bois alentours qui foisonnaient de gibier ne parvenaient pas à faire fondre la glace de leur solitude et la châtelaine tomba dans une profonde dépression. Afin de rendre le sourire à son épouse et rongé par la culpabilité de ne savoir lui donner un enfant, le châtelain fit appel à un sorcier qui était autant réputé pour ses actions et humeurs pendables que pour l’absolue efficacité de ses formules. Ce dernier, peu scrupuleux à l’idée de se rendre coupable d’un ignoble chantage, proposa au pauvre homme un marché aussi tentant que repoussant. Il leur donnerait un enfant, oui, mais il s’agirait d’une fille qui devrait l’épouser quand elle aurait atteint l’âge de seize ans. Il ne laisserait évidemment pas à la jeune femme le choix de se rétracter. Voyant la mine effarée du châtelain, il se para d’un masque de miel et l’ensorcelant quelque peu grâce à des paroles rassurantes, il finit par obtenir son consentement.

Neuf mois plus tard la châtelaine, heureuse plus qu’il n’était possible de le concevoir (car elle ignorait tout du pacte qui avait été formé entre son époux et l’enchanteur malfaisant), donna naissance à la plus belle des petites filles ayant jamais respiré l’air des Alpes. Ils la baptisèrent Diane, car elle était née une nuit de pleine lune et avait hérité de sa mère deux grands yeux bruns en amande, tout semblables à ceux d’une biche. La même nuit, la plus fidèle des servantes du couple donna elle-même la vie à une petite fille aux joues roses et au joli nez retroussé à laquelle elle donna le nom d’Edina. Edina était destinée au service de la future châtelaine comme sa mère avant elle.

Une sorte de fée, ou plutôt une enchanteresse joviale et rondelette, avait été donnée pour marraine à Diane. Cette dernière ayant déjà tout ce qui était nécessaire à une vie heureuse et même bien plus, la bonne fée préféra accorder le vœu qu’elle lui destinait à la petite servante qui avait partagé sa naissance, songeant avec sagesse qu’un souhait à formuler, placé entre les mains d’une personne de bon sens et de tendres dispositions, était parfois la meilleure chance à donner aux individus, ces derniers étant généralement bien mauvais juges de ce qui était bon pour eux-mêmes. Il fut donc convenu et accepté par les deux familles qu’Edina serait la gardienne d’un vœu, qu’elle pourrait utiliser soit en son propre intérêt, soit en celui de Diane si leur entente prenait un bon tour.

Les années passèrent et Diane et Edina ne se quittaient pour ainsi dire jamais, partageant presque tout, parfois même les activités qui définissaient leurs rangs sociaux pourtant distincts : Edina avait appris à lire sur le même banc que Diane et Diane donnait à manger aux chevaux en portant le même tablier qu’Edina. Avant même de s’établir comme maîtresse et servante, elles étaient devenues amies inséparables et tout le monde au château était enchanté de la joie qu’elles répandaient partout sur leur sillage.

Malheureusement, si seize ans de malheur semblent durer plus que l’éternité, la même période vécue dans le bonheur et l’insouciance file plus vite que les eaux vives d’un ruisseau. Ce n’est que par un soir de pleine lune, alors que Diane et Edina s’apprêtaient à célébrer leur anniversaire commun entourées de leurs proches, que le père de Diane eût le loisir de se souvenir de la terrible rencontre qui avait permis la naissance de sa fille chérie et qui avait rejoint pour lui le monde nébuleux des cauchemars. Le mage malfrat qui avait, en bon calculateur, inséminé dans le ventre de la châtelaine la ravissante étincelle de la vie qu’il se destinait venait d’ouvrir avec fracas la porte du château. La terreur gagna toute l’assistance lorsque celui-ci rappela au châtelain les termes de leur infâme contrat. Elle laissa place au dégoût puis à la colère, dans le cœur de la châtelaine qui dévisagea son époux comme on dévisage la laideur d’un ogre mangeur d’enfants. Mais le châtelain, frappé avec fureur par la réalité de son acte passé et l’insupportable conséquence qu’il risquait de devoir en affronter, tira son épée et la leva contre le sorcier, le sommant de laisser sa famille en paix. Comptant bien emporter avec lui son dû, ce dernier repoussa la menace du bout de son bâton de marche et s’approcha de Diane avec un œil luisant de convoitise. C’était sans compter sur son père qui, cette fois-ci, attaqua dans l’intention véritable de tuer le sorcier. Une étincelle jaillit du bout de sa canne ensorcelée et vint frapper le châtelain au cœur. Il tomba mort, sous les cris de toutes les personnes qui avaient témoigné à la scène.

Le sacrifice par amour, le sorcier le savait, annulait en partie les effets d’un pacte comme celui qu’il avait formulé plus de seize ans auparavant avec le châtelain. Le sortilège létal qu’il avait lancé était une erreur de sa part et il s’en mordit immédiatement les doigts, car dans ces nouvelles conditions, il ne pouvait plus forcer Diane à devenir son épouse. Il faudrait qu’elle-même accepte de le suivre. Il lui laissa donc un choix cruel, espérant ainsi la convaincre de l’épouser. Soit elle se soumettait à son désir, soit elle serait punie d’une malédiction qui la transformerait en biche à la tombée de la nuit et jusqu’aux premiers rayons du soleil toute sa vie durant, jusqu’à ce qu’elle finisse par céder. Diane, répugnée à l’idée de s’unir avec ce monstre anguleux de perfidie et de magie noire, refusa le mariage et s’enfonça dans un mutisme qui marquait la fin des négociations. Le sorcier, fou de rage et de frustration, quitta le château à grandes enjambées, marmonnant des paroles plus remplies de menaces et de fureur qu’un ciel d’orage.





Diane et sa mère, en deuil d’un père et époux, partirent ensemble cette nuit même saluer leur dernière lune de liberté en forêt. Terrassée par la peine et la peur, Diane s’effondra sur les genoux de sa mère et alors qu’elles étaient là, toutes deux dans le constat de leur malheur, une biche sortie de nulle part et malgré la célèbre prudence de son espèce s’approcha d’elles avec grâce et resta là un long moment. Par son ambassade, la biche venait de marquer la nouvelle appartenance de Diane au règne animal et également de l’accepter sous sa coupe.

Pendant ce temps là, Edina était partie en courant comme une diablesse, pour rendre visite à la vieille bonne fée qui lui apprit avec une grande affliction dans le regard que le vœu à formuler qu’Edina gardait précieusement depuis sa naissance n’était pas de taille à rivaliser avec le sortilège du mage et qu’elle ne pourrait donc pas s’e servir pour sauver sa chère Diane. C’est le cœur brisé en cent qu’Edina reprit le chemin du château et ce cœur n’était pas celui d’une servante et encore moins celui d’une amie, mais bel et bien celui, reconnaissable entre mille, dévasté par l’idée de voir souffrir la personne qu’il aime. Car Edina nourrissait en secret l’amour le plus profond pour Diane et cet amour s’épanouissait dans la beauté unique de leur complicité, sans qu’Edina souhaite jamais risquer de la perdre par un aveu.

 

Dès lors, chaque nuit, bravant la fatigue accumulée lors de longues journées de travail, Edina accompagnait sa maîtresse dans ses sorties au bois. Elles marchaient côte à côte jusqu’au lever du soleil, parfois veillées de loin par d’autres cervidés bienveillants, parfois inquiétées par la rumeur lointaine de chasses nocturnes, mais souvent solitaires. Il leur arrivait aussi de s’endormir sur la mousse des bois, Diane étendue au sol et Edina blottie contre son flanc et elles se réveillaient, leurs chevelures entremêlées saupoudrées de gouttelettes de rosée. Pas une fois, fut-elle épuisée ou malade, Edina ne déserta le côté de sa maîtresse. La tristesse de la condition de Diane était adoucie par ces nuits passées en compagnie de sa douce Edina et quatre années passèrent ainsi, dans le flot mordoré de l’éternel automne qui se faisait lentement le tombeau de leurs deux âmes conjointes.

Mais aucune attente, même lorsque ce que l’on attend n’est pas défini, ne peut être éternelle. Au-delà du domaine de K. une âme non moins tourmentée avait plongé peu à peu dans la folie. Le sorcier était consumé jour après jour par la frustration qu’avait provoqué en lui la rencontre avec celle qu’il avait engendrée à l’image parfaite de ses aspirations. Sa patience arrivait à son terme et jamais Diane ne donna le moindre signe de faiblesse, si bien que, gagné par la démence, il conçut le projet désespéré de la faire assassiner. Si lui ne pouvait l’avoir, jamais nul autre ne le pourrait non plus et ce serait là sa seule consolation et aussi sa seule vengeance. Il envoya dans les bois du domaine trois de ses hommes de main, leur donnant pour mission de tuer la plus blanche des biches qu’ils rencontreraient et d’éliminer tout éventuel gardien qui l’escorterait. Le trio partit et à la nuit tombée, ils ne tardèrent pas à croiser une biche plus blanche que la lune, en compagnie d’une jeune femme au visage creusé par la fatigue. Sans plus attendre, ils donnèrent la chasse aux deux créatures effrayées. Edina fut touchée à la jambe et s’effondra sur le sol humide, tandis qu’elle assistait impuissante à la mise à mort de sa maîtresse. Dans un dernier effort avant de perdre conscience, elle eut l’horrible vision de Diane gisant sur le sol. Elle avait repris forme humaine après un ultime coup porté à sa cuisse et son corps ainsi métamorphosé versait le sang à plusieurs endroits. Lorsqu’elle reprit connaissance, Edina regardait toujours en direction du corps de Diane qui n’avait pas bougé. L’aube commençait à poindre et Edina savait qu’elles ne tarderaient pas à être découvertes par les gens du château. La douleur qui lui montait de sa jambe était une piqûre d’insecte comparée à celle qui lui ravageait le cœur et malgré le fait que son mollet fut tranché de part en part, elle se leva et partit en direction de la demeure du sorcier, animée par une force qui dépassait de loin celle qui commande au soleil de se lever.

Le mage était assis dans un grand fauteuil de velours sombre et tenait sa tête entre ses mains tremblantes. C’est avec stupeur qu’il vit s’approcher de lui Edina qui traînait la jambe et cette stupeur ne fit que s’accroître quand celle-ci, avec tout l’aplomb que son abattement lui permettait, lui offrit de l’épouser s’il voulait bien rendre la vie à sa maîtresse. Le vœu à formuler, vieux de vingt ans et si bien préservé, dont le pouvoir avait été agrandi par la force du sacrifice que venait de faire Edina, pénétra ainsi l’esprit du magicien qui ne put rien faire d’autre qu’en accepter les termes. C’est ainsi qu’à quelques lieues de là, Diane qui avait été ramenée auprès de sa mère par le garde-chasse du château se réveilla brutalement de son sommeil de mort. La surprise de tous, qui avaient à peine eu le temps de concevoir le deuil, fut bien vite supplantée par leur étonnement devant le comportement de Diane. Celle-ci avait bondi de sa couche en hurlant et saisi de son frêle poing blanc le couteau du garde-chasse qui n’avait rien pu faire pour la retenir et n’avait pu qu’assister à son départ en trombe du château. Ses longues cuisses, musclées et puissantes comme celles de la biche qu’elle avait été, la portèrent dans une course effrénée jusqu’au logis du mage. Son bras, qui avait été si souvent caressé par celui d’Edina lors de leurs étreintes, si souvent tenu par la même Edina lorsqu’elle peinait à traverser un ruisseau, était désormais le messager d’une folie meurtrière. Lorsqu’elle se présenta devant le sorcier qui tenait par la taille sa jeune nouvelle femme blessée par ses caresses acides, elle se souvint de son père qui, dans le même élan de protection de ceux qu’il aimait, avait perdu la vie et elle se fit la promesse de réussir là où lui avait échoué. Elle se jeta sur le sorcier, le couteau droit et sûr et la lame transperça sa gorge d’un coup net.

Diane n’avait pas vu qu’à ce moment même, l’ensorceleur avait levé son bâton et bougé les lèvres pour formuler un dernier maléfice avant de les laisser se tordre dans le rictus cruel du mourant dont le désir de vengeance a eu satisfaction. Une étincelle, presque identique à celle qui avait jailli de ce même bâton quatre ans auparavant, venait d’aller mourir dans la poitrine d’Edina qui avait levé la main pour se protéger, en vain. Son corps était déjà plus rigide que la pierre. C’était une statue qui était posée là et non plus la jolie et aimante Edina au petit nez retroussé, une statue au masque de tristesse, figée pour l’éternité...

 

Diane parcourut le monde pendant les décennies qui suivirent, cherchant un moyen de ramener à la vie la douce Edina, ne rentrant au domaine de K. qu’une fois l’an, le jour de leur anniversaire commun, les bras chargés de remèdes onéreux qui tous se montrèrent inefficaces. Elle voyagea jusqu’à épuiser sa fortune, mais cela ne l’arrêta pas, elle travailla dur et continua, encore et toujours à rechercher de vaines solutions au mal qui la rongeait. Edina demeurait de pierre et Diane était toute d’eau : sueur et larmes se relayaient sur son visage qui ne sourit plus pendant trente longues années. Le jour de leur cinquantième anniversaire, Diane revint comme chaque année au château et elle eût la surprise d’y trouver sa bonne fée (qui n’avait plus l’allure joviale qu’elle avait d’antan) assise sur un petit banc de pierre dans la cour principale. Après s’être déchargée des ultimes potions et onguents qu’elle avait pu trouver pendant son voyage, elle alla s’asseoir sur le sol auprès de sa marraine et posa sa tête sur ses genoux. « Je voudrais aujourd’hui t’accorder un souhait mon enfant » lui dit la fée. « Je ne peux pas ramener Edina à la vie, mais je peux, si tu le souhaites, te faire le cadeau d’exaucer le seul souhait qui pourrait vous réunir ». Diane comprit quelle était la nature du cadeau que la fée lui proposait. Elle regarda d’un œil las les potions qu’elle avait déposées sur le sol et sût à ce moment là que rien ne ramènerait jamais Edina. Jamais en trente ans elle n’avait perdu l’espoir de la rejoindre, quel que soit le moyen, quelle que soit la façon et c’est le cœur soulagé de toute sa peine qu’elle accepta de formuler le souhait que sa marraine lui proposait d’exaucer. « Ma bonne fée, transformez-moi en pierre, que je sois ainsi plus proche de ma belle et bonne Edina que je n’ai pu l’être ces trente dernières années. »

C’était lorsqu’elle était biche que Diane avait vu son amour pour Edina croître et c’est ainsi qu’elle se trouva, lorsque la fée eût prononcé la formule de pétrification, sous la forme d’une biche aux yeux aimants, regardant pour l’éternité le visage qu’elle n’avait pu ramener à la vie.

 





 

En écrivant ces dernières lignes, mon âme, j’ai ressenti une fois de plus la vive émotion de ce matin. La vieille peintre avait la voix nouée lorsqu’elle a conclu son histoire  avec un petit « et voilà » en me désignant d’un geste de la main la statue qui nous faisait face. Après cela, elle s’est levée et a repris son pinceau et ses couleurs, sans plus m’adresser un seul mot. Je n’ai pas souvenir d’avoir jamais entendu conte plus triste. Peut-être ne me fait-il autant d’effet que parce que ma retraite ici commence à peser bien lourd du poids de ton absence. Peut-être aussi mon caractère mollit-il un peu avec les années ! Enfin, tu comprendras sans doute pourquoi je ne pouvais repousser la retranscription de ma journée. Quelle puissance peut bien avoir une émotion réchauffée après une nuit de sommeil ? Je l’ignore, mais je ne voulais surtout pas prendre le risque d’être déçu par la découverte de la réponse. Je suis soulagé d’avoir eu la force de coucher tout cela sur le papier avant de sombrer, mais je t’avoue mon Léonard que je ne peux plus m’étendre en ton impalpable compagnie pour ce soir. Cette lettre partira demain, alors que j’aurai sans doute déjà pris la route d’un quelconque autre champ de belles ruines venteuses.

 

Conserve bien cette lettre. J’aimerais pouvoir un jour conter dans le détail cette histoire aux petits enfants que toi et moi n’aurons jamais.

 

 

Bien à toi, toujours,

 

Adam




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6 mars 2009 5 06 /03 /mars /2009 09:11






Une bonne naissance, c’est là un fait avéré, jamais ne garantit la beauté de l’âme. Souvenez-vous si vous pouvez tout au long de notre histoire que c’est, bien tristement, souvent la mort qui en réveille une nouvelle grandeur. Peut-être serez-vous alors plus cléments envers celui qui sera aujourd’hui la cause de notre conte.

 

Si la vanité de l’apparence et du statut est un travers détestable chez la femme, elle n’en est pas moins méprisable chez l’homme, qui perd par sa pratique tout le rayonnement solaire auquel il est pourtant tant attaché. Mais cette carence n’est décelable que lorsque l’on a une connaissance profonde de l’être qui en souffre. Pour les autres, les passants, l’illusion de grandeur est préservée. Après tout, pyrite et or ont le même éclat pour un œil non expert...

 

Tout juste vingt ans avant notre histoire, un jeune homme fort aisé repoussa l’amour d’une fille qui l’aimait plus que de raison pour lui préférer une autre, mieux lotie tant par le bien que par les attraits du corps. Pour lui, qui n’était pas tant jeune qu’il était présomptueux, le bien de cœur ne comptait pas, seul le bien social avait une vraie valeur, tant qu’il finit par épouser la jeune femme de noble rang qui était une véritable mégère, dédaignant jusqu’à dévaster son âme et son cœur l’autre soupirante, Malvina, d’origine très modeste. L’amour si grand et si malmené de cette dernière fit exploser les parois de son esprit et toute la bonté dont elle avait pu faire preuve jusqu’alors se métamorphosa en furie, la menant par désespoir à la couche de mille hommes différents. La furie laissa place à la colère, qu’elle reporta mille fois sur le seul fils que ses égarements lui avaient donné. Puis la colère se résorba tout à fait et germa en haine vengeresse, la poussant à imaginer mille stratagèmes pour rendre au jeune vaniteux qu’elle avait jadis aimé la monnaie de sa pièce.

 

Elle était un peu sorcière et lorsqu’elle eût vent que le beau couple de coquets avait eu un enfant et que celui-ci, grandissant sur leur modèle, dépassait en beauté et en suffisance ses deux parents réunis, elle formula un souhait, un seul souhait, témoin autant de sa capacité à aimer que de sa propension à la haine. Le jeune garçon, Altaïr, une fois âgé de dix-sept ans, si son tempérament méprisant ne s’était apaisé entre temps, devrait ne plus jamais guérir d’aucune blessure, ni d’aucune maladie et n’aurait pas non plus droit à la mort qui pourrait lui devenir souhaitable après le cumul de ces plaies et maux du quotidien, que la vie d’ordinaire répare. Il ne serait libre de cette malédiction et ne retrouverait sa beauté que le jour où son cœur aimerait et serait aimé en retour, sans cela, il serait condamné à errer dans l’éternité de ses blessures sans nombre et de ses flétrissures sans âge, à moins d’être rendu à la Mort par le couteau de la sorcière elle-même.

 

La folie de Malvina s’illustra par son désir de rendre l’immortalité d’Altaïr aussi douloureuse que possible. Etait-ce pour mettre son cœur aride à l’épreuve et en attendrir les dispositions ou par pur désir de vengeance ? Il aurait été bien difficile de le savoir. Toujours est-il qu’elle résolut d’être aussi présente dans sa vie qu’elle n’avait pu l’être dans celle de son père, et ce de la plus cruelle façon. Mais comme elle ne supportait pas l’idée de voir un visage mêlant celui de son amour d’antan et celui de sa rivale, elle délégua à son propre fils toutes les tâches qu’elle ne pouvait accomplir elle-même pour cette raison. Elle avait prénommé son enfant Sylvius, ce qui était là encore une preuve de l’infinie dualité qui régissait son âme, car elle aimait plus que tout le vert des feuillages et le brun des écorces et avait vu en ce nouveau-né la promesse d’un cœur de lierre qui viendrait un jour futur s’enrouler autour de son vieil âge et en apaiser la rigueur. Pourtant, paradoxe étrange des  aimants qui aiment trop, Malvina était cruelle avec son fils, le poussant depuis son plus jeune âge au chapardage, prétextant le besoin, mais pensant en réalité à préparer la vengeance qu’elle s’était juré d’assouvir contre Altaïr.

 

Lorsqu’il eût atteint l’âge fatidique, Altaïr se rendit compte bien à ses dépens que son corps ne refermait plus ses blessures et que le moindre de ses mouvements brusques lui garantissait une marque qui refuserait de partir, quoi qu’il fît. Cependant, il était encore jeune et de nature prudente et la vie préservée qu’il menait alors, dans l’opulence et le mépris du contact des rangs inférieurs au sien, ne lui permettait pas de réaliser combien sa situation était inconfortable. Quotidiennement, il brimait les pauvres qui avaient le malheur de croiser son chemin, non pas par la violence, mais par la pire des offenses qu’est le mépris. Des ribambelles de jeunes femmes, toutes plus belles de plus grand esprit les unes que les autres, n’étaient point épargnées par sa suffisance et sa hauteur.

 

 

Altaïr avait tout juste vingt ans quand il fut pour la première fois victime des assauts de Malvina par l’intermédiaire de son fils. Elle avait commandé à Sylvius de voler sa bourse en n’hésitant pas, s’il le fallait, à lui porter un coup (au visage avait-elle précisé, désireuse de laisser sa marque sur le faciès parfait du jeune homme) pour le détrousser plus facilement. Elle se garda bien de lui dire qui il était et usa du droit au caprice que la patience de son fils lui accordait pour faire passer cette fantaisie-là. D’abord horrifié par la requête de sa mère, Sylvius qui lui portait pourtant un amour infini se résolut à lui obéir, non sans ressentir une grande honte en anticipation du mal qu’il allait commettre. Voler est une chose, iolenter en est une autre.

 

Avant de passer à l’acte, il voulut d’abord suivre Altaïr un instant, autant pour saisir le moment le plus opportun à une attaque que par pure curiosité. Evidemment, comme tant d’autres avant lui, il tomba immédiatement sous le charme du jeune homme. Sa stature était à la fois robuste et élancée et son visage à l’avenant dégageait quelque chose d’immensément grand. Toutefois, Sylvius déchanta vite lorsqu’il vit Altaïr repousser d’un geste agacé une pauvre femme qui l’avait bousculé sans le vouloir, lui crachant à la face une insulte indigne de la beauté de sa bouche. Le scrupule légèrement amoindri par ce qu’il venait de voir, Sylvius rassembla son courage, sortit son couteau et, après avoir attendu qu’Altaïr ait rejoint un coin sombre, il lui sauta au cou et y plaqua le fer froid de son arme.

 

« Si tu estimes que ta vie a plus de valeur que la bourse que tu portes, je te conseille de ne pas la risquer et de me donner tout ce que tu as »

Surpris, mais nullement intimidé par le tranchant du couteau sur sa gorge, Altaïr répondit avec mépris :

« Jamais je ne céderai aux chantages d’un pouilleux de ton espèce ! Use donc de ta lame, couard de voleur, si tu tiens tant que cela à me détrousser de mon bien ! Mon cadavre ne sera-t-il pas plus facile à piller pour tes mains malhabiles? Qu’attends-tu ? Frappe donc ! »

Heurté de plein fouet par l’aplomb de la voix d’Altaïr et transpercé par l’intense pâleur de son regard hautain, Sylvius recula d’un pas, non sans entailler légèrement la base du cou et l’angle de la joue du jeune homme en se retirant et, pris de terreur, il partit en courant, n’emportant rien d’autre avec lui que son trouble. Lorsqu’il rentra chez sa mère ce soir-là, elle le sermonna avec vigueur et le couvrit de mots durs et cinglants, mais Sylvius évoqua la blessure qu’il avait faite au visage de sa victime et sa mère sembla se calmer. Il ne fut bientôt plus question d’Altaïr, ni de sa bourse, comme si cette dernière n’importait finalement que très peu, contrairement à ce qu’avait pu prétendre Malvina en un premier temps... Sylvius en fut surpris, puis il oublia.

 

Une année passa, pendant laquelle Malvina continua à envoyer Sylvius aux quatre coins de la cité pour de menus méfaits, lui donnant toujours autant de preuves diffuses de son amour intense que de témoignages de la plus vigoureuse des haines. L’hiver fut rude et de nombreuses épidémies bénignes et malignes parcoururent les bourgs, emportant dans leur ombre beaucoup de personnes, jeunes ou âgées, aisées ou pauvres. Sylvius lui-même fut frappé de fortes fièvres, mais sa bonne constitution lui permit de guérir assez rapidement. Un jour de printemps, Malvina vint le tirer de sa paillasse avec une étincelle de folie au coin de l’œil. Ce regard là était éloquent pour Sylvius, et immédiatement, il redouta qu’il ne fût à nouveau question du jeune homme au regard pâle qu’il avait eu pour mission de voler l’année précédente. Il ne s’était pas trompé et l’ordre fut renouvelé, toujours avec la précision de ne pas hésiter à entailler son visage.

 

Cette fois-ci, lorsqu’il approcha Altaïr, il ne put s’empêcher de frémir.

Sur chacun de ses membres découverts saillaient d’énormes cicatrices qui semblaient dater de la veille, sa clavicule était creusée comme un tombeau dans lequel un démon aurait jeté une tête fraichement coupée. Les yeux du jeune homme, qui ne paraissait plus si jeune que cela, trônaient en princes malheureux sur des océans de cernes. Des yeux pourtant toujours aussi beaux, un visage pourtant toujours aussi altier, une clavicule pourtant toujours aussi habilement sculptée, des membres pourtant toujours aussi parfaitement en harmonie avec son corps et sa démarche. Sylvius était posté là, ébahi, inconscient d’être à découvert jusqu’à ce qu’un regard d’Altaïr en sa direction le fasse revenir à lui. Tirant son couteau de sa ceinture, il scanda, d’une voix tremblante, la menace qui faisait partie de son quotidien :

« Si tu estimes que ta vie a plus de valeur que la bourse que tu portes, je te conseille de ne pas la risquer et de me donner tout ce que tu as »

A sa grande surprise, Altaïr éclata d’un rire grave qui rappelait plutôt le râle que le rire. Sa voix avait perdu beaucoup de son arrogance, mais gagné en contrepartie une aigreur plus prononcée que celle qui peut sortir parfois de la bouche d’un vieillard.

« Mais je te reconnais !  C’est toi le couard qui a fui après avoir tenté de me détrousser ! Veux-tu ma bourse ? Prends-la ! Veux-tu encore me défigurer ? Je t’en prie, vas-y ! Regarde, j’ai encore sur mon visage un petit souvenir de toi que tu as laissé en partant. » Il désigna de la courbe de son poignet le côté de son visage. Sylvius remarqua avec stupeur le tracé net que son couteau avait creusé dans la joue d’Altaïr un an auparavant, frais comme s’il venait de le dessiner de la pointe de sa lame. « Tu aurais dû finir le travail et me tuer pour de bon. J’avais beaucoup d’or sur moi ce jour là. Tu aurais dû trancher bien net et repartir avec ma bourse, comme tu me l’avais promis ! Tu serais un homme riche maintenant ! Méprisable petit couard, tu aurais dû mieux essayer de me tuer au lieu de fuir comme un lâche ! Mais la honte de ta couardise a été vengée, vois-tu ? Je ne guéris pas de la misérable éraflure que tu m’as faite. Je ne guéris de rien. Je ne guéris de rien, mais je ne meurs pas non plus ! Tiens, prends ma bourse et acharne-toi sur moi tant que tu le souhaites ! Seule une âme gangrénée par le vice revient deux fois sur une même cible. Et c’était délibéré, je le sais, tu m’attendais. Tu aurais pu détrousser tous les passants de ce chemin, mais tu m’as choisi moi et tu m’as attendu. J’ignore pourquoi, vermine, mais je le découvrirai et je viendrai te hanter dans tes vieux jours, quand tu seras trop vieux pour te défendre et que je serai assez laid, assez défiguré, assez ressemblant à un mort pour te faire tomber d’effroi rien qu’en t’apparaissant ! Tu es coupable, coupable de ma malédiction, je le sais ! Mais prends, prends ma bourse et mets l’or que tu y trouveras de côté pour t’acheter une âme » En prononçant cela, Altaïr jeta sa bourse aux pieds de Sylvius qui partit une fois de plus en courant, aussi rapide et d’une course aussi dissolue que si la Mort elle-même était à ses trousses.

 

Malvina le retrouva assis sur le sol, tremblant et fiévreux. A sa vue, il éclata en sanglots :

« Mère ! pourquoi vous obstinez-vous sur cet homme ? Quel démon vous inspire de le malmener ? Son corps ne guérit pas des coups que je lui ai portés, la maladie l’a ravagé ! Pourquoi, Mère, pourquoi lui ? » La scène qui se passa ensuite fut partagée en deux temps, aussi opposés que le jour et la nuit. Malvina commença à expliquer d’une voix douce toute l’histoire à son fils. Elle le prit dans ses bras et ils restèrent longtemps ainsi, elle caressant ses cheveux et la belle forme de ses épaules et lui, mettant toute l’empathie dont son jeune et bon cœur était capable au service de la compréhension de la douleur de sa mère. Puis, subitement, le décor changea du tout au tout, et Malvina, la sorcière vengeresse reprit la place de Malvina, la triste amante aux sentiments réduits en poussière. Elle projeta Sylvius au sol et d’une voix qui ne souffrirait aucune réplique, elle lui dit : « Fils, je t’ordonne de prendre ton couteau et d’aller me venger des outrages que l’on m’a fait subir. Retrouve Altaïr, punis l’arrogance qu’il a héritée de son médiocre père et de sa mégère de mère et lacère-le, défigure-le afin que jamais plus il ne daigne mettre son visage offensant à la vue du même ciel que celui qui me pèse chaque jour sur les épaules. Venge-moi Sylvius ! » Puis elle s’effondra sur le sol au côté de son fils qui avait perdu toute couleur, le baisa cent fois, l’enlaça avec tendresse et lui tendit son couteau en disant, de la plus douce des voix : « Va mon fils, mon amour, venge-moi, venge ta mère qui t’aime tant... ». Enfin, à bout de forces, elle se recroquevilla dans un coin et, le visage plaqué contre le mur, elle se mit à pleurer, sans larmes, sans bruit, comme si son corps était devenu aussi sec et aussi muet qu’un morceau de charbon.

 

 

La nuit venait de tomber et Sylvius empoigna une lanterne avant de s’enfuir dans les rues de la cité, le couteau à la ceinture, échevelé et tressaillant comme un enfant qui aurait vu une gorgone. Il se jeta sur le pavé froid et éclata en sanglots, mais ses pleurs à lui étaient abondants en larmes, car son cœur était encore rempli des germes qui, éveillés au bon moment, peuvent éclore en sentiments. Les paroles de sa mère, ou plutôt de ses deux mères (car il refusait de croire qu’une seule personne pouvait être à ce point douce et cruelle), lui envahissaient l’esprit comme une légion de fourmis cannibales. Il était un bon fils. Il aimait sa mère plus que lui-même et n’aurait jamais songé à lui désobéir, lui eût-elle demandé de se jeter dans une mare d’huile bouillante. L’offense qu’elle avait subie avait encore attendri ses sentiments à son égard mais pourtant... Plus forte encore que l’image de sa mère, celle d’Altaïr et de son regard pâle comme celui d’un mort. Où était la vérité, où était la raison ? Vers où ses affections l’emmenaient-elles ?

Il ne pouvait s’empêcher d’être convaincu que c’était sa mère et ses pensées haineuses à son sujet, autant que ses deux mauvais parents qui avaient fait d’Altaïr l’être qu’il était devenu. Ce n’étaient pas là les yeux d’un homme né mauvais. Un gris si pur et une figure dessinée par les anges, tout cela ne pouvait être mauvais.

Ses pensées étaient entrecoupées de sanglots et il eût sans nul doute perdu connaissance s’il avait su qu’Altaïr était là, tapi dans l’ombre et qu’il l’observait, ne perdant rien de ses gémissements et de ses soupirs.

 

 

Altaïr n’avait pas pu trouver le sommeil cette nuit-là, saisi des remords de son attitude de la journée à l’encontre d’un jeune homme qu’il avait utilisé comme bouc émissaire de ses propres démons et il avait décidé de marcher un peu pour assouplir ses membres qui lui faisaient de plus en plus mal. Si jeune et pourtant si usé. Il ne se l’était jamais expliqué, mais la solitude forcée qui avait suivi le déclin de ses charmes l’avait poussé à tant de réflexions qu’il avait eu l’occasion maintes fois de considérer sa culpabilité et d’incriminer sa propre hauteur pour les maux qui l’accablaient. Il la refusait parfois en bloc, mais elle était la seule réponse possible. La sagesse était venue seule, malheureusement, et les pensées qui l’avaient engendrée étaient stériles de toutes relations humaines et de tous échanges. Son intellect s’était enlisé dans l’aigreur de sa solitude et seule la haine parfois rejaillie de ses rares échanges avec le monde constituait une manifestation des capacités de son cœur... C’était pourtant ce même cœur, aride et souillé des fers d’une ancienne vanité, qui, au moment où il avait aperçu Sylvius accroupi à la faible lueur de sa lanterne, s’était brisé en mille éclats.

Un être qui n’a jamais rien aimé que sa propre image ne sait pas différencier la douleur de l’amour lorsqu’ils se manifestent. C’était pourtant bien cela qui cavalait en ce moment même dans la poitrine d’Altaïr, mais il n’en savait rien et restait là, silencieux, ignorant qu’à cet instant précis, les profondes balafres qui tailladaient son corps, témoins des heures belliqueuses de sa rébellion contre sa mauvaise santé, se refermaient les unes après les autres, ne laissant derrière elles qu’une peau lisse et ambrée par les premiers soleils du printemps. A peine lui sembla-t-il que sa respiration se faisait plus profonde et plus intense, mais il ignorait également que c’était par la grâce d’une soudaine et miraculeuse rémission de ses voies respiratoires.

 

 

La raison avait quitté Malvina. La sorcière avait définitivement pris le pas sur l’innocente enfant de jadis et c’est cette même sorcière qui empoigna un long couteau et se lança après Sylvius à travers la cité. La douleur ne suffisait plus. Il fallait la mort sans retour possible d’Altaïr pour étancher sa soif de vengeance et elle comptait bien s’en acquitter elle-même. Elle déambula longtemps dans les rues, hagarde et nerveuse comme une chienne enragée, furetant partout dans le désert nocturne de la cité. Il était trop tard pour que la bonne Malvina revienne et la vue d’Altaïr, beau comme un soleil, qui aurait sans doute pu apaiser sa rancœur puisqu’elle signifiait que la punition infligée avait eu les meilleurs effets sur l’âme et le cœur du jeune homme, ne fit que l’ulcérer d’avantage. Elle se redressa de toute sa hauteur, en même temps qu’Altaïr qui venait de l’apercevoir de l’autre côté de la rue. Elle le toisa pendant des secondes qui parurent durer des millénaires et sans que puisse se lire sur son visage les intentions qui l’animaient, elle fondit tête baissée sur le jeune homme, couteau en avant et ne s’arrêta qu’après avoir senti la chaleur du sang qu’elle venait de verser recouvrir sa main.

 



L’univers entier s’écroula quand Malvina vit que le corps qu’elle avait transpercé n’était pas celui de sa cible, mais celui de Sylvius qui s’était interposé, dos à sa mère, les yeux plongés dans ceux d’Altaïr. Ces derniers avaient pris un éclat furtif et heureux d’azur avant de s’assombrir à nouveau.

Sylvius avait donné sa vie dans l’espoir de sauver celle d’Altaïr, mais la longue lame de Malvina, animée par une main folle, avait traversé de part en part la poitrine du fils pour aller se ficher dans celle de l’ennemi.

Elle aurait voulu retirer le couteau pour s’en frapper à son tour, mais elle ne put le déloger.

 

Les bras de Sylvius s’étaient enroulés autour d’Altaïr.

 

Les passants qui, au petit matin, s’arrêtèrent au coin de la rue y trouvèrent avec étonnement la statue d’un jeune homme beau comme le soleil sur laquelle galopaient de belles et robustes branches de lierre, qui semblait avoir été érigée durant la nuit par un sculpteur génial.

Mais, qui sait, peut-être était-ce l’œuvre d’une sorcière repentie qui s’était souvenue trop tard qu’une âme peut changer, selon que l’on lui retire ou que l’on lui donne l’amour dont elle a besoin...



FIN

 

 

 

 

 

 

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2 mars 2009 1 02 /03 /mars /2009 05:04

 

Il faisait nuit quand les deux arrivèrent au château et l’on offrit à Asphodèle une chambre charmante et confortable, très semblable, quoique plus modeste, à celle qu’elle avait chez son père. Cela lui rappela sa bien-aimée Lucie et c’est le cœur tout empli de tristes réminiscences qu’Asphodèle partit vers une nuit agitée, habitée de ces étranges rêves qui l’avaient quittée pendant ces derniers mois, tous dominés par la présence d’un œil glacé, tranchant et pesant comme une lame de plomb.

                                                  

Au petit matin, la femme du roi vint chercher Asphodèle dans sa chambre. Cette dernière, faute du réconfort de sa bonne Lucie, n’avait pu rester très longtemps au lit et la reine la trouva entrain de faire les cent pas devant la fenêtre. Fort heureusement, Asphodèle avait pris l’habitude d’enserrer sa poitrine et de la cacher sous une chemise le plus souvent possible, car si en dehors du château, elle ne risquait que la honte d’être découverte femme, à l’intérieur, elle encourrait le châtiment de pendaison pour avoir caché son identité réelle. Sous l’escorte de la reine et de deux gardes, elle rejoignit la salle du trône où le Roi l’attendait, en compagnie de la jeune princesse.

« Voici ma fille, Meyedane, c’est pour elle que vous allez construire une retraite, aux limites du domaine du château, dont elle ne devra pouvoir sortir... »

Le Roi continua son explication, mais Asphodèle ne l’écoutait plus que d’une oreille bien distraite. Elle était plongée dans la contemplation du visage de la belle Meyedane. Le bandeau de cuir ciselé qui cachait son œil droit ajoutait le mystère à la splendeur de ses traits et Asphodèle imaginait que la symétrie de ces deux grands yeux vert vaudrait sans doute plus que toutes les richesses des royaumes de leurs deux pères réunis. En voyant l’interminable chevelure de feu qui galopait sur ses épaules et le long de son dos, Asphodèle sentit un violement pincement au cœur, songeant à la sienne qu’elle avait sacrifiée pour sa fuite et elle n’en ressentit que plus d’adoration pour Meyedane, là où d’autres auraient sans doute expérimenté la plus vive jalousie. Asphodèle détourna le regard pour le reporter sur le Roi au moment où elle vit les joues de la jeune princesse s’empourprer d’être ainsi dévisagée. De son côté, Meyedane eut le souffle coupé par la grâce de l’architecte, auquel de longs muscles donnaient une allure mi féline, mi végétale. Les reflets bleus qui jaillissaient tant de ses cheveux que de son regard lui conféraient une grande douceur et aussi une grande force. Elle sentit son cœur s’emballer et éprouva la plus grande joie en pensant qu’elle n’aurait pas à tuer si beau garçon puisqu’il ne demandait pas sa main. De la même façon, elle se refusait à croire qu’il y eut jamais eu dans ces yeux là la moindre pensée déshonorante ni le moindre mensonge qui aurait pu donner à son œil maudit matière à le frapper.

L’entretien s’acheva et Asphodèle fut conduite à l’orée du royaume, à l’emplacement où elle allait devoir construire la tour de Meyedane. Le lieu était charmant, mais la pensée de voir la jeune femme enfermée dans une tour de solitude jusqu’à la fin de ses jours la révolta tant qu’elle se résolut à intégrer à ses plans une sortie secrète, dont elle s’occuperait elle-même, et à n’en révéler l’existence qu’à Meyedane elle-même. Elle était prête à risquer sa tête une deuxième fois pour le bonheur de ce bel œil vert.

 


Les mois passèrent et Meyedane et Asphodèle se voyaient souvent, sous le regard vigilant d’un ou plusieurs gardes du château et leur entente ne faisait que s’accroître. L’architecte partait sur les lieux du chantier et revenait toutes les lunes passer quelques jours au château pour choisir avec elle les détails de construction des appartements de Meyedane. Plusieurs fois, elle voulut lui avouer la réalité de sa condition, mais toujours, la présence du garde l’en dissuadait et elle penchait à nouveau le visage vers ses plans, triste de ne pouvoir dire la vérité à celle en qui elle avait trouvé une si belle âme à aimer.

Il fut décidé, à quelques jours de la fin des travaux, que Meyedane et une petite suite rejoindraient les maçons sur le chantier pour en inspecter l’avancée, mais l’agitation des lieux ne leur laissa pas plus d’intimité. Elle et Asphodèle convinrent ensemble des derniers arrangements à apporter aux intérieurs. Malgré l’austérité habituelle de ce type de constructions, Asphodèle était parvenue à en faire un endroit majestueux et chaleureux, dont les étages étaient lumineux et même les pièces dépourvues de fenêtres, par un savant agencement de miroirs, n’étaient pas si obscures que cela. Le dernier soir, alors que chacune était partie de son côté pour la nuit, Meyedane n’avait pu s’empêcher de se soustraire un instant à la surveillance de ses suivantes pour aller espionner Asphodèle. Quels ne furent pas sa surprise et son émoi lorsqu’elle vit celle-ci libérer sa poitrine de la bande de tissu qui l’enserrait ! Elle retourna en silence vers sa couche, tremblant comme une feuille de la découverte qu’elle venait de faire et fut incapable de trouver le sommeil. Toute la nuit, elle réfléchit à la complexité de cette situation mais au petit matin, elle prit la résolution de taire sa découverte et de faire part à son père de son affection pour le jeune architecte, espérant ainsi que celui-ci consentirait à les unir. Apaisée par cette folle pensée, elle s’endormit pour quelques courtes heures de sommeil réparateur.

 

Le lendemain, Asphodèle, Meyedane et sa suite rentrèrent donc ensemble au château. Il était prévu que la jeune femme s’installât dans sa retraite une dizaine de jours plus tard. Asphodèle et elle passaient maintenant tout leur temps ensemble, prétextant le choix des tapisseries et des divers ornements qui viendraient parfaire la tour de Meyedane. Cette dernière n’avait pas oublié sa décision et profita d’un repas pris en compagnie de son père pour révéler timidement le goût qu’elle avait pris de la compagnie du jeune garçon. La mine du Roi s’assombrit et il marmonna quelques mots parmi lesquels Meyedane ne put saisir que ‘ton œil risque de le tuer’ et ‘il est de bien modeste condition’. Mais voyant le visage si nouvellement heureux de sa fille, il ajouta, esquissant un sourire : « Cela dit, je ne pourrai guère empêcher ce jeune homme de se présenter au tournoi qui sera organisé pour ma succession, n’est-ce pas ? Et ma foi, si son cœur est pur et digne de toi, je ne crois pas qu’il ait grand-chose à craindre de ta petite malédiction... »

 

La reine voyait d’un mauvais œil cette si bonne entente et craignait que le Roi, attendri par l’évidente tendresse qui unissait les deux jeunes personnes, ne se décide à choisir de les unir malgré la pauvre condition de l’architecte. Elle enrageait de la perspective d’un heureux avenir pour Meyedane. Ses pouvoirs lui permettaient de savoir nombre de choses parmi lesquelles le fait que la pureté de l’âme d’Asphodèle en ferait un ennemi difficile à évincer. La nuit même du repas entre sa belle-fille et le Roi, la reine se promena dans les couloirs, cherchant une ruse pour compromettre Asphodèle. Entendant cette dernière gémir dans son sommeil pendant un de ses habituels cauchemars, elle ouvrit la porte de sa chambre et entrevit sur la poitrine agitée de celui qu’elle croyait être le jeune homme le sein d’une fille. Elle comprit immédiatement ce que cela signifiait et se retira en silence, complotant déjà un stratagème pour se débarrasser de la dangereuse présence de l’architecte. Elle ne fut pas longue à ériger un plan diabolique et dès le lendemain matin, elle convoqua son époux, Meyedane et Asphodèle, ainsi que deux gardes qui devraient servir de témoins, sous le prétexte d’une grande révélation. Lorsqu’ils furent tous réunis dans la salle du trône, elle parla en ces mots : « Mon cher époux, souvenez-vous que la loi écrite par votre père punit de mort toute personne mentant sur son identité pour entrer au château. Je vais vous montrer que le jeune homme qui est ici et auquel vous avez confié la construction de la retraite de votre seule fille ainsi que le privilège de sa compagnie est en fait coupable de la plus infâme des trahisons. » Le Roi regarda tour à tour Asphodèle, qui avait blêmi et sa propre fille, qui n’avait pas plus de couleurs aux joues qu’un mort. « Quelle est cette folie ma femme? » demanda le Roi « prouvez-donc ce que vous avancez ! ». La reine se plaça juste derrière Asphodèle et parla à nouveau, les yeux plantés dans celui agrandi par la terreur de Meyedane, qui commençait à comprendre ce qui allait se passer. « Ce jeune garçon, a usé du plus pendable des stratagèmes pour s’infiltrer dans votre demeure et mettre votre couronne en péril en vous assassinant. » « C’est faux ! » s’écrièrent Asphodèle et Meyedane d’une même voix, mais la sorcière ne s’arrêta pas là. « Ah oui ? Si ceci est faux, nieras-tu aussi que, pour prendre l’apparence d’un architecte digne de confiance, tu t’es vouée à la comédie du travestissement ? Mon époux, si cela est faux, l’architecte pourra aisément le prouver, mais si elle le nie, l’œil de Meyedane aura tôt fait de distinguer son mensonge et de la châtier en un regard ». Le Roi, terrifié et ébahi tourna les yeux vers Asphodèle. « Cela est-il vrai mon garçon, t’es-tu rendu coupable du crime de travestissement pour t’infiltrer dans ma demeure ? ». Le silence se fit épais. La reine éleva une nouvelle fois la voix « Meyedane, mon enfant, soulève ton bandeau pour le jugement de cette imposture ». Meyedane menait une lutte désespérée contre sa main qui, malgré son refus d’obéir, se leva lentement vers le bandeau de cuir noir et le souleva en un geste saccadé.

 

Asphodèle resta figée de terreur en apercevant cet œil bleu glacial et tranchant qui lui était si souvent apparu en rêves. Pétrifiée, elle songea à peine à se défendre de l’accusation de tentative d’assassinat, mais un sursaut ranima son esprit et elle tint à s’en acquitter devant le Roi. Une fois lavée de ce soupçon, elle fut incapable de se décider à parler davantage. Quoi qu’elle dise, la mort l’attendait. Préférant enfin une mort qui lui serait donnée par la belle Meyedane qu’une pendaison pour trahison, elle résolut de se taire et formula ainsi tacitement son tout premier mensonge délibéré par omission de parole, ancrant fermement ses yeux bleus dans ceux, immenses, de la belle jeune femme. La sentence fut immédiate. Meyedane poussa un hurlement en voyant le beau corps d’Asphodèle s’effondrer sur la pierre froide de la salle du trône, sans plus de bruit d’un fétu de paille. Le Roi, quant à lui, s’était précipité pour prendre sa fille chancelante dans ses bras.

 

Les gardes qui étaient là prirent la parole pour dire à l’assemblée que le souverain du royaume voisin pleurait le départ de sa fille, dont la description ressemblait en tout point à la jeune fille nouvellement découverte qui gisait au sol et que son nom  et sa date d’arrivée coïncidaient avec celle du départ de la jeune princesse, ce qui leur avait paru suspect au premier abord, mais dont ils ne s’étaient plus souciés, convaincus qu’ils étaient que l’architecte était bel et bien un garçon.

Le Roi partit dans une colère terrible et s’exclama « ma femme ! Vous avez accusé une fille de Roi de vouloir ma mort et sans cette erreur de jugement de votre part, je l’aurais sans doute graciée pour son travestissement et je n’aurais pas aujourd’hui à pleurer ainsi cette pauvre enfant, ni à condamner un monarque voisin à mourir de chagrin pour la perte de sa seule fille ! »

La reine, rusée, qui s’était retirée au tout dernier moment pour éviter de croiser le regard de Meyedane, feignit le choc et la tristesse d’avoir accusé à tort de tentative d’assassinat cette pauvre enfant. Elle était si habile pour ensorceler l’esprit du Roi qu’il ne fut plus fait cas de sa culpabilité. Les gardes furent tenus au silence et on leur fit préparer en secret un convoi mortuaire qui devrait ramener le corps de la princesse en même temps que la nouvelle de sa mort. Les mauvaises conditions météorologiques interdisant un voyage de ce type condamnèrent le Roi à enfermer plusieurs jours durant le corps d’Asphodèle dans une des salles du château, sous les regards à demi morts de Meyedane et la garde permanente d’un soldat qui avait tant pour mission de veiller le défunt corps que de s’assurer que Meyedane ne mettrait pas fin à ses jours dans un élan de désespoir. Jour après jour, à l’étonnement de tous, le corps blanc d’Asphodèle, bien que froid et rigide, ne dépérissait pas. Meyedane caressait incessamment ses cheveux aux reflets bleutés et la vie semblait la quitter plus vite que celle qu’elle veillait. Plus un aliment ne passait sa bouche, plus un de ses yeux, tous deux grands ouverts sur le visage d’Asphodèle ne se fermait, fût-ce pour pleurer.

 

Le Roi, troublé par le désarroi de sa fille, avait renoncé à sa décision de l’envoyer en retraite et ne parvenait pas à la distraire de son chagrin. Son impuissance et sa propre peine de voir sa fille privée d’une personne qu’elle aimait tant l’avaient rendu irascible et toutes les sorcières de bonnes ou de mauvaises intentions devraient le savoir: un esprit agité est des plus difficile à contrôler. La reine perdait peu à peu de son emprise sur le Roi, mais elle l’ignorait. Elle ne faisait donc pas plus d’efforts que de coutume pour cacher sa mauvaise nature. Comme toutes les femmes vaines, qu’elles possèdent des pouvoir magiques ou non, elle aimait à passer de longues heures devant son miroir et il lui arrivait parfois de parler à voix haute alors qu’elle s’y contemplait. Ce fut là l’ultime erreur qui causa sa perte. Le Roi la surprit alors qu’elle ajustait son collier de perles et se flattait de la réussite de ses mauvais coups. Apprenant ainsi que sa fille et lui-même avaient été manipulés par cette sorcière et lui devaient tous leurs malheurs depuis si longtemps, le Roi jaillit de l’entrebâillement de la porte et laissa éclater sa rage en portant à la reine un coup fatal dans le creux de ce même dos qu’il avait jadis trouvé si beau.

 

 

A peine la reine eût-elle rendu son dernier soupir que la malédiction cessa d’être. Le Roi eût l’impression de s’éveiller d’un long et poisseux rêve. Il contempla avec dégoût l’aride beauté du corps ensanglanté auquel il venait d’ôter la vie et frappé d’un soudain et fol espoir, il se précipita dans les sous-sols. Sa joie fut immense lorsqu’il vit sa fille bien-aimée suspendue au cou de la jeune princesse, qui jetait de grands yeux ébahis tout autour d’elle. La malédiction, toute puissante soit-elle, n’avait pas eu le pouvoir de séparer deux êtres qui s’aimaient d’un amour si sincère, pour une chose si futile qu’un petit mensonge à peine formulé. Le Roi renvoya le garde ébahi, lui commandant d’aller chercher le corps qui gisait dans les appartements de la reine et d’y mettre le feu.

Le miracle n’arrêtait plus de surprendre et d’enchanter les trois heureux rescapés, mais au bout d’un instant, le Roi fronça les sourcils et se tut, comme frappé d’un nouveau malheur. Meyedane s’en rendit compte et devina tout de suite ses pensées. Elle s’approcha de lui, l’enlaça comme on enlace un petit enfant et lui dit avec douceur « Père, je vois bien que vous êtes malheureux et ne savez que faire pour votre succession. Si vous consentez à ce que jamais plus je ne quitte cet amour que le destin m’a envoyé, organisez un tournoi et trouvez un successeur digne de votre confiance. Je ne veux pas qu’Asphodèle vive dans le mensonge de son identité. Je renonce à mon droit royal, nous vivrons Asphodèle et moi dans la tour qu’elle m’a fait construire, si elle le souhaite aussi. Ainsi, les apparences seront sauvées, la sécurité du royaume préservée et notre bonheur à tous garanti. Qu’en pensez-vous, père ? »

 

Il y eut un long silence pendant lequel le Roi parut réfléchir intensément. Asphodèle, pendant ce temps là, pourtant remise d’une chose aussi fabuleuse que sa résurrection, ne revenait pas du bonheur soudain qui lui était donné. Elle dévisageait Meyedane et admirait la symétrie impeccable de ses deux yeux, l’un vert, l’autre plus bleu qu’un glacier. Quand enfin le Roi reprit la parole, ce fut pour dire, le visage toujours grave « J’en pense, mes filles, que nous allons devoir demander à ce jeune architecte d’aménager une porte discrète à ta retraite Meyedane... » Asphodèle, un sourire triomphant sur le visage, avoua l’existence d’une telle porte et confessa n’avoir pu se résoudre à enfermer Meyedane dans une prison, même dorée.

Convaincu par cette parole qu’Asphodèle avait toujours souhaité autant que lui le bonheur de sa fille, le Roi se laissa finalement laisser à un grand éclat de rire, ressentant pour la première fois depuis fort longtemps une joie sincère et qui semblait ne jamais devoir le quitter.

 

 

Le père d’Asphodèle était mort de vieillesse avant de savoir ce qui était advenu à sa fille et le royaume était revenu à un jeune cousin éloigné, tout à fait capable et de belle prestance qui s’était tout de suite entiché de la jolie Lucie et avait décidé contre vents et marées d’en faire sa femme. Le père de Meyedane quant à lui avait trouvé un successeur courageux et sage qui fut bien vite mis au courant de l’histoire et qui s’assura tout le temps que dura son règne que les deux jeunes femmes ne manquaient de rien.

C’est ainsi que Meyedane et Asphodèle vécurent dans cette belle demeure qu’elles avaient conçue ensemble. Est-il besoin de préciser qu’elles y vécurent heureuses ?

 

 

FIN

 

 

 

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2 mars 2009 1 02 /03 /mars /2009 04:56






     Il était une fois, dans le plus beau royaume ayant jamais existé, un grand Roi, aussi riche et puissant qu’il était malheureux.

     Dix ans avant notre histoire, une épidémie lui avait enlevé son épouse bien-aimée et il ne se consolait pas de cette tragique perte. Son seul maigre plaisir était de voir, entre deux affaires d’état, sa jeune et ravissante fille, la Princesse Asphodèle.

La jeune princesse était très grande et très belle et ses seize printemps s’épanouissaient à merveille dans une longue chevelure noire aux reflets bleutés. C’était sa chevelure, avant toute autre chose, que son père chérissait en elle, car elle lui rappelait celle de sa défunte épouse.

Ils vivaient au château dans une triste paix silencieuse, remplie du souvenir de la Reine.

Privée de la manifestation de l’amour de son père, la jeune Asphodèle occupait ses journées à jouer avec les gardes du château qui aimaient tous beaucoup sa joie et sa vivacité d’esprit, ainsi sans doute que ses charmes croissants. Ils lui apprirent à manier l’arc et l’épée et elle se montra vite si habile que souvent, les chasseurs du château lui proposaient de venir chasser avec eux le gibier destiné au souper du Roi. Toujours elle refusait, car elle n’aimait pas blesser les bêtes et au lieu de parcourir les bois armée, elle s’isolait dans sa chambre pour écrire des histoires et peindre, car elle excellait aussi dans les arts.

 

Arriva le jour de son dix-septième anniversaire.

Le soleil était à peine levé quand le Roi entra dans la chambre de la jeune princesse. Il la trouva appliquée à enluminer un conte de son invention dans un grand livre de cuir odorant. Elle y avait dessiné une jolie bergère aux longs cheveux d’or et enduisait d’encre l’apprêt qui les couvrait.

Le Roi, soucieux que sa fille écoutât avec soin ce qu’il avait à lui annoncer, s’approcha de sa table de travail et referma le grand livre sur l’encre encore humide. Tout en caressant ses cheveux il lui dit :

 

Ma fille, je suis vieux et fatigué et je n’ai pas d’héritier mâle. Vous êtes en âge de prendre un époux. Dès demain, les meilleurs partis de tout le royaume et des contrées voisines se présenteront et vous choisirez parmi eux celui qui aura la chance de porter ma couronne lorsque je ne serai plus de ce monde et aussi qui vous donnera des enfants.

 

A ces mots, Asphodèle fut saisie d’une curieuse appréhension, très vite doublée de terreur. Un époux ? Quelle idée étrange ! Elle n’avait pas besoin d’époux ! Ses rires lui venaient de ses promenades au bois avec ses chiens, ses affections allaient toutes pour sa servante Lucie qui essuyait ses larmes et coiffait ses cheveux et son cœur battait dès que le vent sifflait. Qu’aurait-elle fait d’un époux ? Quant à avoir des enfants, cette idée était encore plus saugrenue : son jeune corps et son esprit léger, malgré toute sa sagesse naissante, n’étaient ni désireux de donner la vie, ni prêts à le faire. L’idée même d’un héritier au trône lui agaçait l’esprit : si un parfait étranger de son choix pouvait aspirer au trône, en quoi leur enfant conserverait-il ce droit plus qu’un autre choisi par le même hasard ?

Elle voulut aussitôt poser des questions sur la logique des lignées et ainsi se soustraire à la volonté de son père, mais l’air résolu et fermé qui se lisait sur son visage la dissuada de protester : quelles que fussent les raisons, fondées ou absurdes, qui la poussaient vers ce destin d’épouse et de mère, elle savait qu’elle ne pourrait leur échapper.

 

La nuit fut longue et agitée pour la jeune Princesse qui, comme bien souvent, fit des rêves étranges dont elle se réveilla avec la pénétrante sensation d’être observée par un œil glacé, mais ce n’était que la lune qui brillait à travers les rideaux et Lucie, qui veillait non loin de sa maîtresse, vint les tirer pour elle. « Ma douce Lucie » dit Asphodèle « comme je voudrais rester toujours ainsi, auprès de toi, sans jamais épouser personne. Pourquoi l’enfance ne peut-elle durer éternellement ? Lucie vint s’asseoir sur le tapis au pied du lit d’Asphodèle et lui dit d’une voix chaude : « Maîtresse, vous devez dormir, demain est un jour important, une Dame ne peut être heureuse que lorsqu’elle est bien mariée à un gentil garçon. J’espère me marier un jour moi aussi. Quel bonheur de s’unir à quelqu’un que l’on aime.» Asphodèle ne répondit pas tout de suite. Elle prit la main de Lucie et ferma les yeux. Un long instant passa et juste avant de s’endormir elle murmura « …et quel malheur lorsque l’on n’aime pas ».

 


Dès le lendemain matin, Asphodèle fut conduite par un sergent de son père dans la salle du trône qui était en effervescence. De toutes parts, les serviteurs s’activaient pour faire bon accueil aux princes et jeunes gens qui affluaient, souvent accompagnés par leurs suites.  Ceux d’entre eux qui ne pouvaient se déplacer avaient envoyé des émissaires chargés de montrer à la jeune Princesse d’immenses portraits de leurs maîtres.

 

Asphodèle, assise sur le grand fauteuil incrusté de pierreries de son père, regardait les prétendants défiler avec un air ennuyé et vaguement surpris par tant d’agitation. Tous s’extasiaient en vers devant sa longue chevelure irisée de nuit et coiffée d’un ravissant peigne d’argent. On lui offrit des terres, des bijoux et des étoffes. Les émissaires rivalisaient de pompe pour attirer ses grâces sur leur maître.

 

La journée passa, suivie d’une autre, et d’une autre encore et tout un mois s’écoula pendant lequel tous les jeunes gens du pays s’inclinèrent devant la Princesse, en chair ou en peinture, sans qu’elle jetât pour autant son dévolu sur l’un d’entre eux.

Au soir du trentième jour, le Roi rendit à nouveau visite à sa fille et la pressa de rendre sa décision dès le lendemain, car la cour s’épuisait à héberger et entretenir ainsi tous ces visiteurs et leurs suites. La peur gagna le ventre d’Asphodèle lorsqu’elle comprit l’enjeu de tout ceci. Elle embrassa son père et lorsqu’il la quitta, elle alla s’asseoir à sa table et ouvrit distraitement son grand livre de contes.

« Je n’ai pas la chance d’avoir une fée pour marraine » se dit Asphodèle « aucun sortilège ne peut me soustraire à l’absurde volonté de mon père. »

« Ma fille » se dit-elle, car elle aimait se parler en ces termes « tu vas devoir trouver une solution seule ».

Elle réfléchit ainsi jusqu’au matin, pleurant parfois dans ses mains jointes de désespoir. Au chant du coq, elle comprit que la seule échappatoire au choix terrible qui l’attendait était la fuite. « Mais pour cela » se dit-elle « il te faudra un déguisement ». Convaincue que la laisser dans l’ignorance de ses plans lui sauverait la vie, elle renvoya Lucie, non sans une grande peine, puis elle sortit d’un grand coffre les pantalons qu’elle portait lorsqu’elle apprenait à manier l’épée et s’en vêtit. « C’est peine perdue, mes cheveux me trahiraient ». Baissant les yeux de découragement, elle les posa sur son livre de contes qui était ouvert à la page de la jolie bergère et remarqua que depuis la dernière fois, elle n’avait pas fini d’en encrer la chevelure. Inspirée par cette image, Asphodèle prit le petit couteau que lui avait un jour donné le garde chasse du château pour couper des fleurs et ainsi équipée, trancha une longue mèche de sa tête. En quelques instants, le visage inondé de chaudes larmes, Asphodèle en eut fini avec sa chevelure qui gisait désormais en serpentins inertes sur le sol.

Elle se retourna vers son miroir et l’image qui y était reflétée la fit pâlir : « voilà que je ressemble à un berger absurdement travesti ! Jamais personne ne me reconnaîtra ainsi, ni d’ailleurs ne voudrait plus m’épouser » se dit-elle, à la fois triste et soulagée. Afin de laisser à sa bonne Lucie un indice sur son sort, elle cacha une de ses mèches à l’intérieur de son grand livre de contes avant de se débarrasser des autres. Elle pleurait toujours lorsque, après avoir empoché son peigne d’argent favori, elle ouvrit la porte de sa chambre et traversa le dédale des couloirs encore déserts du château. Les gardes qui étaient accoutumés aux allées et venues des serviteurs ne prêtèrent pas attention à ce grand garçon voûté qui passa devant eux et ils l’eurent vite oublié.

 

Asphodèle était dehors.

Où aller ? Au Sud, la mer, à l’Est les grandes forêts où les chasseurs du Royaume trouvaient le gibier nécessaire à la vie du château, à l’Ouest la cité des marchands. Asphodèle ne pouvait emprunter aucune de ces directions : elle ne savait comment prendre la mer, les forêts et la cité grouillaient de gardes, chasseurs et brigands qui auraient tôt fait de l’attaquer ou pire encore : la reconnaître et la ramener de force au château pour toucher la récompense qui ne manquerait pas d’être proposée par le Roi. Il ne restait plus que les collines du Nord et bien qu’Asphodèle fut complètement ignorante de ce qui s’y trouvait, elle décida d’opter pour cette solution. Mieux valait l’inconnu.

 

Elle marcha très longtemps en direction du Nord et quitta le royaume sans se retourner. Alors que le jour déclinait, donnant à la campagne environnante les ravissantes teintes cuivrées d’une fin d’été, elle croisa un attelage de belle allure qui redescendait vers le Sud. Un fanion noir au bout d’un mât claquait dans l’air. A la vue d’Asphodèle, le cocher ralentit, puis s’arrêta tout à fait.

« Mon garçon, que vas-tu donc faire dans cette direction ? » dit le cocher. « Je voyage dans l’espoir de trouver un travail » répondit Asphodèle, qui avait eu le temps de réfléchir à ce qu’il lui faudrait faire pour survivre dans sa nouvelle vie. « Bien. Tu n’es pas aussi fou que les autres. Ils essaient tous, mais tous échouent. La soif de pouvoir et de richesses a causé leur perte à tous. Même mon jeune Maître, qui était jeune et beau comme toi... Vois : c’est sa dépouille que je ramène chez son père. Ne t’approche surtout pas du château mon garçon, surtout pas. La sorcière borgne t’arracherait la vie en un regard. Aucune richesse ne vaut de risquer une mort si cruelle. » Puis il asséna un coup de fouet à son attelage et repartit, en marmonnant encore « n’approche pas le château mon garçon, non, non, non, surtout n’approche pas le château ». Asphodèle resta un long moment, pantelante, sur le bord du chemin. Quand elle reprit la route, ses pensées étaient toutes tournées vers l’identité de cette affreuse sorcière borgne qui ôtait la vie des gentilshommes des environs. Elle espérait trouver des réponses à ses interrogations au prochain village. Lorsqu’elle y fut arrivée, la nuit était tombée et la pluie avait commencé à s’abattre avec force sur la terre. La lune, brumeuse et à moitié cachée, donnait aux ruelles un aspect fantomatique. Elle s’arrêta dans une petite auberge, trempée jusqu’à l’os et éreintée, bien décidée à trouver un travail dès le lendemain matin. La nuit à l’auberge lui coûta deux des dents de son peigne d’argent.

Par chance pour Asphodèle, l’apprenti de l’architecte du village quittait la région pour retourner à la ferme de ses parents, laissant une place vacante derrière lui. Sans hésiter, elle se présenta à l’architecte et lui proposa ses services contre la soupe et le logis. Quelque peu rassuré par le regard intelligent de ce grand garçon, l’architecte accepta, à la condition qu’il s’occupe également de quelques tâches ménagères.

 


Les jours passèrent et Asphodèle apprenait vite à tracer les plans et imaginer les volumes. Souvent, il lui fallait aussi aller rendre visite au maçon, ou aux nobliaux des alentours, pour leur apporter de grandes pages sur lesquelles les plans de constructions à chaque fois plus belles et plus originales avaient vu le jour, toujours, cela va sans dire, au crédit de son maître qui pourtant s’était bien vite fait dépasser par son élève. Chaque jour, Asphodèle allait chercher de l’eau au puits à la sortie du village et chaque jour, elle voyait au sommet de la colline le château duquel revenaient souvent les mêmes attelages en deuil. Elle avait appris du commis boucher que la sorcière borgne n’était autre que la seule fille du roi, touchée enfant par une malédiction qui terrassait toute personne au cœur impur et aux intentions mauvaises qui croiserait son œil, ainsi que toutes les personnes qui lui auraient menti. Elle portait pour cela un bandeau de cuir noir qu’elle ne devait pas enlever, sous peine de tuer sur le coup son interlocuteur. Sa beauté était telle et les richesses du Roi si grandes que tous les jeunes gens téméraires se présentaient malgré tout au château, espérant conquérir son cœur et hériter de ses charmes et de ses biens. En revenant du puits, Asphodèle regardait en direction du château et croyait entrevoir l’étincelle de feu de la chevelure de la Princesse. Elle restait là à contempler cette vision lointaine et une fois rassasiée de souvenirs de son propre passé et d’interrogations sur la fille du Roi, elle reprenait le chemin de l’office de son maître.

 

Pendant ce temps-là, la vie devenait insupportable au château. L’œil de la princesse foudroyait sans merci chaque nouveau prétendant qui lui faisait la cour, dès qu’elle soulevait son bandeau, malgré les supplications du Roi son père qui n’en pouvait plus de l’odeur de mort qui planait au château. La princesse était malheureuse de porter tant de deuils et déçue par la nature humaine, en voyant que chaque jeune homme qui se présentait à elle nourrissait l’espoir d’accéder au trône plus que celui d’atteindre son cœur, cependant, elle ne pouvait s’empêcher de soulever son bandeau en leur présence. Tous les jours, elle sortait sur le chemin de ronde et envoyait au ciel une immuable prière, celle d’être, un jour, libérée de cette malédiction en rencontrant un homme qui l’aimerait pour ce qu’elle était et non pour les biens de son père. Mais quelqu’un veillait à ce que son malheur perdure : sa belle-mère, qui n’était autre que la sorcière à l’origine de sa malédiction, jalouse de sa beauté et des augures heureux qui couvraient sa naissance et qui s’était faite de miel pour approcher le roi et obtenir son amour. Cette cruelle femme surveillait la princesse à chaque fois qu’un prétendant se présentait à elle et la forçait par un sortilège à soulever son bandeau, se protégeant elle-même de l’œil ravageur par le procédé inverse.

 

Le roi passa de longs mois à réfléchir à une solution à ce problème, une solution qui ne compromettrait pas sa succession et il finit par se résoudre, sur les conseils de sa perfide épouse, à enfermer la jeune princesse dans une tour, où elle passerait le restant de ses jours, le dégageant ainsi de l’obligation d’une filiation royale (car en ces temps, les problèmes les plus complexes se résolvaient ainsi). Comme il aimait tendrement sa fille mais avait très peur de son don et craignait par-dessus tout qu’elle ne devine ses plans et le tue de son œil glacial par impulsion de vengeance, il décida de lui dire la vérité. La princesse était sage et si lasse de causer tant de souffrances qu’elle accepta cette solution avec soulagement, ne demandant pour seule consolation qu’une retraite belle et confortable.

Il fut donc décidé que l’on ferait appel au meilleur architecte du royaume et que ce dernier devrait répondre à tous les désirs de la jeune fille du roi. C’est ainsi qu’un envoyé du château partit arpenter la province en quête du meilleur ouvrier.

 

Le maître d’Asphodèle avait gagné en notoriété par son biais, si bien que l’envoyé du roi rencontra partout les mêmes échos louant son travail et ses qualités créatrices. Il se présenta un matin à l’office de l’architecte, d’où il repartit quelques heures plus tard en pestant, emmenant avec lui Asphodèle. Le maître architecte, enorgueilli du nouveau succès de son établissement et convaincu que le mérite lui en revenait, avait refusé de quitter son office et tenu tête à l’envoyé du roi, ne daignant qu’à la toute fin de l’entrevue se débarrasser d’Asphodèle contre quelques sacs d’or en arguant qu’il s’agissait là du moins bête de ses élèves et qu’il ferait bien l’affaire. L’envoyé du roi, qui était un froussard, craignait l’architecte autant que son roi et n’osa pas résister à l’un pour satisfaire l’autre. Il pria donc tout le long du chemin qui les ramena au château, criant souvent, suppliant parfois la jeune Asphodèle qui, bien loin des craintes de son compagnon, ne se tenait plus d’excitation à l’idée de rencontrer la princesse.



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